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Malaise à la frontière: les artistes hésitent de plus en plus à jouer aux États-Unis

Un nombre croissant d’artistes internationaux, allant de musiciens classiques à FKA Twigs, ont récemment annulé leurs spectacles chez nos voisins du sud. Pour beaucoup d'entre eux, le jeu n’en vaut pas la chandelle

Malaise à la frontière: les artistes hésitent de plus en plus à jouer aux États-Unis

Shred Kelly

Lyle Bell*

Ceci est la traduction adaptée d’un article d'Alex Ashley publié par Rolling Stone le 9 avril 2025. Nous republions l'article originalement intitulé Music at the Border: Red Tape and Trump’s Rhetoric Are Keeping Artists Out of the U.S. avec la permission de son auteur. Notez que certaines subtilités et nuances peuvent différer de la version originale.

Shred Kelly avait toute la paperasse.


Le groupe canadien d’indie-folk avait engagé un avocat spécialisé en immigration, obtenu ses visas et planifié sa tournée printanière aux États-Unis — une série de spectacles comprenant une prestation au Treefort Music Festival, en Idaho, programmée en partenariat avec Music BC, un organisme à but non lucratif financé en partie par le gouvernement canadien pour promouvoir les talents de la Colombie-Britannique.

La logistique avait déjà été un obstacle. Le traitement accéléré des visas à lui seul a coûté à Shred Kelly plus de 5000$, en plus de 1500$ pour adhérer à la Fédération américaine des musiciens — une exigence pour obtenir le visa. Le groupe a passé des semaines à rassembler des documents, des contrats et les dates de tournée, qu’il prévoyait de classer dans un document à présenter à la frontière, au cas où ils seraient retenus ou séparés. Mais ils avaient le sentiment que cela en valait la peine pour avoir une chance de percer sur un marché plus vaste, juste au sud de chez eux.

«On essayait de faire les choses dans les règles, à un moment où on a l’impression que ces règles sont en train de changer», confie Sage McBride, chanteuse et claviériste du groupe.

Shred Kelly — McBride, Tim Newton, Ty West et Ryan Mildenberger — n’en étaient pas à leurs débuts à l’international. Ils avaient déjà effectué sept tournées en Europe, joué deux fois au Royaume-Uni et donné deux concerts aux États-Unis, le tout en moins de huit ans. «Mais on n’a jamais reçu autant de messages de gens inquiets pour nos déplacements», ajoute McBride.

Alors qu’ils évaluaient leurs options, les témoignages d’arrestations et de détentions de voyageurs canadiens et européens se multipliaient. Une randonneuse galloise a passé près de trois semaines dans un centre de détention d’ICE près de la frontière canadienne, selon la BBC. Un acteur canadien, pourtant muni d’un visa de travail, a été retenu pendant 12 jours à la frontière de Tijuana avant d’être renvoyé chez lui, selon le New York Times. Une autre femme, une touriste allemande, a été incarcérée plus de six semaines, dont plus d’une en isolement, d’après l’Associated Press.

Puis, lors d’une réunion du groupe à la fin mars — quelques jours seulement avant leurs débuts prévus à Treefort — l’un des membres a dit tout haut ce que tout le monde semblait penser : «Est-ce qu’on devrait y aller?»

Ils n’étaient pas les seuls à se poser la question. Au cours des derniers mois, de nombreux artistes internationaux ont annulé des tournées ou des prestations prévues aux États-Unis, invoquant l’instabilité politique, l’incertitude entourant les visas et les inquiétudes liées au traitement à la frontière. Ces annulations touchent tous les genres musicaux et toutes les régions — d’auteurs-compositeurs indépendants à des interprètes classiques de renom —, et plusieurs avaient déjà obtenu tous les documents nécessaires avant de se rétracter. Les raisons évoquées traduisent un malaise partagé : la peur d’être détenu, refoulé ou coincé dans un labyrinthe administratif.

Quand la paperasse devient du fil barbelé

Une partie de ce qu’a vécu Shred Kelly n’a rien de nouveau.

Même avant le retour au pouvoir de Trump, le 20 janvier 2025, les États-Unis étaient déjà l’un des pays les plus coûteux, les plus bureaucratiques, les plus rigides et les plus imprévisibles à franchir pour les artistes en tournée.

Le système de visas américain est particulièrement punitif; c’est l’un des plus contraignants au monde pour les artistes internationaux. Même les courtes visites dans le cadre de festivals vitrines impliquent souvent des coûts élevés et un niveau de risque important.

Sous l’administration Biden, le 1er avril 2024, le service américain de la citoyenneté et de l’immigration (USCIS) a procédé à une augmentation des frais de visa pour la première fois en près de dix ans, faisant passer le coût de 460$US à plus de 1615$US par demande — soit une hausse de plus de 250%.

À titre de comparaison: la majorité des pays considèrent les tournées musicales pour ce qu’elles sont — un échange culturel. Des pays comme le Canada, le Royaume-Uni, le Mexique et une grande partie de l’Union européenne offrent des visas de performance à court terme avec peu de formalités et des frais modestes. Au Canada, les artistes américains peuvent se produire pendant deux semaines sans permis de travail, à condition de prouver qu’ils ont des engagements. Pour des séjours plus longs, un permis coûte environ 230$ et les membres d’un syndicat peuvent obtenir une lettre d’échange culturel de la Fédération canadienne des musiciens pour 50$. Ce n’est pas totalement fluide, mais comparé aux États-Unis, la paperasse ressemble davantage à un ruban qu’à une barrière. Au Royaume-Uni, les artistes peuvent demander un visa de prestation rémunérée autorisée (PPE) pour seulement 155$US, ce qui leur permet de travailler jusqu’à un mois sans parrain formel — tant qu’ils sont invités par un lieu ou un organisateur reconnu et peuvent prouver leur professionnalisme.

Aux États-Unis, le processus est traité comme un emploi à part entière, avec tous les coûts, la bureaucratie et les complications que cela implique.

Avant même qu’une seule note ne soit jouée sur le sol américain, les artistes internationaux doivent franchir un véritable parcours du combattant administratif, si complexe et onéreux qu’il s’apparente moins à une procédure qu’à un avertissement : pour certains, «avancez à vos risques et périls». Pour d’autres, «restez chez vous».

Même les artistes de renommée internationale peuvent se retrouver piégés dans le système. À peine quelques jours après le début de sa tournée Eusexua, FKA Twigs a annoncé devoir reporter des spectacles à New York, Chicago et Toronto à cause de problèmes de visa, qualifiant la nouvelle de «déchirante». Le 5 avril, évoquant des «problèmes de visa persistants», la chanteuse britannique a annoncé l’annulation de toutes ses dates nord-américaines restantes pour avril, y compris Ceremonia et Coachella.

Au cœur de ce labyrinthe, on trouve deux types principaux de visa : le O-1B, destiné aux personnes ayant une «aptitude extraordinaire» dans les arts; et le P-1B, pour les membres de groupes reconnus à l’échelle internationale. Les deux exigent des mois de préparation et des milliers de dollars — simplement pour demander l’autorisation de se produire.

Tout commence avec un parrain basé aux États-Unis — généralement un agent de réservation, un gérant ou une salle — prêt à déposer une requête auprès de l’USCIS. Cette requête doit être accompagnée d’une montagne de documents justificatifs: itinéraires de tournée, contrats signés, coupures de presse, preuves de notoriété internationale. Elle doit aussi inclure une lettre de consultation émanant d’un syndicat américain pertinent, comme la Fédération américaine des musiciens ou le SAG-AFTRA, attestant que l’artiste est qualifié et qu’il ne menace pas l’emploi local. Cette lettre, à elle seule, peut coûter plusieurs centaines de dollars et prendre des semaines.

Une fois le dossier rassemblé, le parrain soumet le formulaire I-129 à l’USCIS, accompagné de frais de dépôt de 1055$US. Ensuite, l’attente commence — le traitement standard peut prendre de trois à six mois, parfois plus. Sauf si l’on paie pour passer devant tout le monde. Pour 2805$US supplémentaires, les artistes peuvent opter pour un «traitement prioritaire» en 15 jours, ce qui fait grimper le coût total du visa entre 5000 et 10 000$US — avant même d’avoir réservé un billet d’avion ou une chambre d’hôtel.

Et ce n’est toujours pas le visa.

Une fois approuvée, la demande génère un formulaire I-797 — un avis d’approbation qui permet de prendre rendez-vous au consulat dans le pays d’origine. Là, l’artiste doit soumettre encore plus de documents, payer de nouveaux frais et passer une entrevue en personne qui peut faire ou défaire toute la tournée. C’est souvent l’étape la plus imprévisible — où des refus de dernière minute ou des rejets inexpliqués peuvent tout faire dérailler. Et pour les artistes originaires du Sud ou issus de communautés marginalisées, les inégalités systémiques — comme des normes consulaires incohérentes ou un accès limité aux ressources — rendent le processus encore plus fragile.

Mais même avec un visa en main, le parcours n’est pas terminé. À l’arrivée, c’est l’Agence des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) qui a le dernier mot. Les agents frontaliers peuvent — et le font parfois — refuser l’entrée sur-le-champ, peu importe les approbations obtenues auparavant. Plusieurs artistes ont vu leur tournée s’effondrer depuis le terminal d’un aéroport.

En mars 2025, The Guardian a rapporté que le groupe punk britannique UK Subs s’était vu refuser l’entrée aux États-Unis après un vol de 11 heures. Le bassiste Alvin Gibbs a déclaré avoir été détenu pendant 25 heures avant d’être expulsé, soupçonnant que ses critiques publiques à l’égard du président Donald Trump aient pu jouer un rôle. De même, en 2017, le groupe post-punk italien Soviet Soviet avait été expulsé après être arrivé au festival South by Southwest (SXSW), en raison de problèmes de visa, selon NPR.

En tout, le processus implique au moins une demi-douzaine d’agences et d’institutions, chacune avec ses propres règles, ses frais et ses délais. La moindre erreur — un document manquant, une faute de frappe, un syndicat qui traîne — peut ruiner des mois de préparation et engloutir des dizaines de milliers de dollars. Et si l’artiste voyage avec une équipe, un groupe ou du personnel de soutien? Il faut tout recommencer.

Et puis, il y a l’IRS.

Contrairement à la plupart des travailleurs étrangers, les artistes et athlètes non résidents ne bénéficient pas des conventions fiscales qui évitent la double imposition. L’IRS impose une retenue forfaitaire de 30% sur les revenus bruts — peu importe les gains. Cette règle a été conçue pour contrer les stratégies d’évitement fiscal des gros revenus par le biais de sociétés-écrans, mais elle ne prévoit aucun seuil minimal. Une tête d’affiche qui joue dans un stade paie le même taux qu’un groupe indie qui touche quelques centaines de dollars par soir. Des solutions existent, mais pour les artistes émergents, c’est juste un obstacle de plus.

«Quand tu es un jeune artiste qui gagne 250$ par soir en première partie ou en tournée de clubs, que tu reçois une facture d’immigration de 7500$ et qu’on te prélève 30% dès le départ...» lance Jackson Haring, directeur général de High Road Touring, une agence majeure qui accompagne des artistes internationaux sur le marché américain du spectacle vivant. Il a vu de ses propres yeux comment la hausse des coûts et la bureaucratie écartent de plus en plus de talents prometteurs — parfois jusqu’à les faire disparaître de la carte.

FKA TwigsJim Dyson/Getty Images

Pour les artistes établis avec des équipes juridiques et des budgets de maisons de disques majeures, ce système complexe est un véritable casse-tête. Mais ceux travaillant avec des marges serrées — ou encore en train de percer — cela devient un obstacle financier insurmontable et de plus en plus hostile.

La peur, la nouvelle frontière
Beaucoup des complexités bureaucratiques qui frappent les artistes internationaux existent depuis longtemps. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’atmosphère de malaise instaurée par le retour au pouvoir de Donald Trump. «Ce n’est pas juste le coût, explique Andrew Cash, président de l'Association canadienne de la musique indépendante (CIMA). C’est l’instabilité perçue.»

Cash sait de quoi il parle. Avant de diriger CIMA, il a passé des années des deux côtés de la frontière — d’abord en tant qu’artiste en tournée signé chez Island Records, puis en tant que membre du Parlement pour la circonscription de Davenport à Toronto. Aujourd’hui, il observe un vieux problème se transformer en quelque chose de nouveau : un climat culturel où la peur, et non seulement la politique, façonne ceux qui osent franchir la frontière.

«La rhétorique, l’application arbitraire des règles, l’imprévisibilité. C’est un espace vraiment délicat où il est difficile de demander aux artistes indépendants de risquer leurs ressources limitées.»

En février, au milieu des menaces de Trump sur les tarifs douaniers et même de ses allusions à l'annexion du Canada, la CIMA a décidé de se retirer de SXSW, quelques semaines seulement avant le festival — un geste sans précédent qui soulignait l'incertitude qui règne pour les artistes internationaux, comme l’a rapporté Rolling Stone.

«Ce que je dirai, c’est que les gouvernements du Royaume-Uni et d'Allemagne ont émis des avertissements de voyage à leurs citoyens, leur disant que même si vous avez le bon visa, vous pourriez toujours avoir des problèmes à la frontière. Cela veut dire quelque chose», déclare Cash.

Cette volatilité semble aller de pair avec un changement politique: une administration apparemment indifférente, ou préoccupée, par la manière dont ses politiques et sa rhétorique ont des répercussions à l'extérieur. Comment elles affectent des secteurs comme les arts, qui n'ont jamais fait partie de la conversation, mais qui en ressentent les conséquences de toute façon.

Sous les politiques d'immigration introduites lors du premier mandat de Trump — y compris ce que l'administration a appelé une «vérification extrême» — les artistes étrangers ont dû faire face à des délais croissants, à une surveillance accrue et à une liste exhaustive d’exigences. Un formulaire de visa supplémentaire introduit par le département d'État en 2017, le DS-5535, obligeait les demandeurs à soumettre leurs 15 dernières années d’historique de voyages et d’emplois, leurs identifiants sur les réseaux sociaux des cinq dernières années, ainsi que des détails sur les sources de financement et leurs contacts personnels. Des groupes de défense des droits et des avocats en immigration ont noté à l’époque un impact disproportionné sur les demandeurs originaires des pays africains et des pays à majorité musulmane. Ils ont également documenté une forte augmentation des refus de visas et des retards de dernière minute, surtout pour les artistes venus du Sud, où les consulats appliquaient de manière disproportionnée cette vérification supplémentaire. Même les artistes dont les pétitions étaient approuvées se retrouvaient parfois dans l'incertitude ou se voyaient refuser l'entrée.

Malgré cela, pour beaucoup dans le circuit de la tournée internationale, ce qui se passe actuellement semble moins être la continuation des défis passés et plus une nouvelle phase — plus brutale, plus omniprésente et indiscutablement plus personnelle. Cela porte le poids de quelque chose de plus profond: un sentiment d'être délibérément non désiré.

«Il y avait un sentiment international que les États-Unis étaient une bureaucratie ridicule. Maintenant, ça semble antagoniste. Le sentiment est que c’est une idéologie anti art, anti étrangers», déclare Matt Covey, directeur exécutif de Tamizdat, un organisme à but non lucratif qui aide les artistes internationaux à naviguer dans les méandres bureaucratiques des visas américains. Depuis plus de 20 ans, Covey est dans les tranchées, conseillant tout le monde, des groupes émergents aux artistes de renommée internationale, sur la manière de naviguer dans le système d’immigration notoirement complexe des États-Unis. S'il y a un canari dans la mine de charbon du tourisme transfrontalier, c'est lui. Il souligne qu'il y a pour chaque artiste qui rend public l'annulation de ses dates aux États-Unis, plusieurs autres qui ne le font pas — se retirant discrètement par peur — craignant d'être signalés, de se voir refuser un visa ou de perdre du travail.

L’annulation récente des visas du groupe mexicain Los Alegres del Barranco — après qu’ils aient interprété une chanson louant un chef de cartel — a intensifié les préoccupations sur la manière dont l’expression artistique peut entrer en conflit avec la politique des États-Unis. Le département d'État a cité des images de la performance comme justification, un responsable haut placé déclarant : «La dernière chose dont nous avons besoin, c'est un tapis rouge pour ceux qui glorifient les criminels et les terroristes.»

Dans le même esprit, à la fin du mois de mars, le département d'État a révoqué plus de 300 visas, dont beaucoup en réponse à des activismes politiques par des étudiants, une mesure que les critiques ont perçue comme un avertissement général à quiconque dont le discours, l’art ou les affiliations pourraient être jugés controversés par l'administration actuelle.

Pour les artistes internationaux qui hésitaient déjà à savoir si les États-Unis valent le risque, c’était un message clair: ce que vous dites — ou chantez — pourrait vous coûter.

«Par exemple, nous avons toujours compris que les agents des frontières des États-Unis pouvaient fouiller votre téléphone, vos réseaux sociaux. Cela a toujours fait partie de leurs prérogatives. Mais je n'avais jamais entendu dire que cela se produisait réellement, dit Cash. Jusqu’à maintenant.»

Finalement, Shred Kelly a décidé fin mars d’annuler leur performance au festival Treefort. «Triste nouvelle, ont-ils publié sur les réseaux sociaux. Malheureusement, en raison de changements récents concernant le passage de la frontière, nous ne sommes pas 100% sûrs d’avoir les papiers nécessaires pour traverser sans problème. Nous ne pourrons donc pas nous rendre à Treefort cette année.»

Ils avaient les visas. Ils avaient les concerts. Ce qu'ils n'avaient plus, c’était la confiance. «Nous n'étions pas confiants pour traverser la frontière, explique McBride. Nous avions besoin de plus de temps. Nous ne pouvions pas prendre ce risque. Ça ne semblait tout simplement pas en valoir la peine.»

La décision de Shred Kelly n’était pas isolée. Dans le monde de la musique, d’autres artistes internationaux — même ceux avec beaucoup plus de reconnaissance et de ressources — arrivent à la même conclusion.

Le pianiste d’origine hongroise Sir András Schiff a récemment annulé toutes ses performances aux États-Unis pour 2025, citant «l’intimidation incroyable» de Trump, tandis que le violoniste allemand Christian Tetzlaff s’est retiré d’une tournée américaine de huit villes en février, déclarant que l’atmosphère politique le faisait se sentir comme «un enfant regardant un film d’horreur», selon le New York Times.

Mais existe-t-il un point de bascule où les États-Unis cessent de valoir la peine pour les artistes internationaux? Pour les groupes de taille moyenne et plus grands, les États-Unis restent le plus grand marché musical du monde. Mais pour les plus petits groupes? «Je me demande si nous avons atteint ce point maintenant», dit Haring.

«Un effet de cascade»
Ce ne sont pas seulement les artistes internationaux qui ressentent la pression. Les équipes, agences et organisations d’exportation qui les soutiennent sont contraintes de repenser où — et si — elles doivent investir leur temps, leur énergie et leurs ressources limitées pour percer sur le marché américain. «La plupart des gouvernements investissent de l’argent dans le développement des artistes dans ce qu’ils voient comme un marché crucial: les États-Unis», explique Covey.

Les gouvernements d'Australie, du Canada et d'Europe investissent dans des programmes qui aident leurs artistes à pénétrer les marchés internationaux. Ce soutien peut signifier prendre en charge les frais de voyage, de visas, de soutien à la tournée et de marketing ou garantir des places à des vitrines industrielles de renom comme SXSW ou The Great Escape. «Ces entités envisagent sérieusement de se détourner des États-Unis», prévient Covey.

La combinaison de la peur perçue et des blocages bureaucratiques bien réels crée une sorte de paralysie — un amalgame mortel qui étouffe l’élan des artistes internationaux, en particulier ceux qui poursuivent des opportunités urgentes.

«La vitalité des moments chauds dans la musique signifie qu’il y a une urgence», explique Esti Zilber, productrice exécutive de Sounds Australia, une initiative gouvernementale de promotion musicale qui a aidé à propulser des dizaines de groupes australiens sur la scène internationale. «Et pouvoir capitaliser sur ces moments — le système de visas aux États-Unis en ce moment ne nous permet pas de faire cela. Il n’y a pas de moyen rapide d’y arriver.»

Les États-Unis restent une priorité pour les artistes internationaux — pour une bonne raison. Le marché mondial de la musique live devrait croître de près de 18 milliards de dollars entre 2025 et 2029, l’Amérique du Nord devant représenter 35% de cette croissance, faisant d’elle la région de musique live la plus lucrative et influente au monde, selon la société d’études de marché Technavio. Du point de vue du développement de carrière, percer aux États-Unis peut être un véritable changement de jeu. Cela offre une infrastructure de tournée inégalée, un public vaste et musicalement diversifié, et une exposition aux médias influents, labels et agents de réservation.

«C’est le plus grand marché au monde, alors pourquoi ne pas payer pour y aller?» reconnaît Haring.

Mais la manière d’aborder cette priorité commence à changer. Plutôt que d’assumer le risque et les dépenses croissantes d’envoyer des artistes prêts pour l’exportation à l’étranger, des organisations comme celle de Zilber adoptent une stratégie inversée: amener l’industrie américaine chez eux. Des événements comme BIGSOUND à Brisbane et SXSW Sydney deviennent des points de contact clés, conçus pour permettre aux labels, agents et promoteurs américains de découvrir de nouveaux talents sur le sol australien. (En 2021, la société mère de Rolling Stone, PMRC, a acquis une participation de 50% dans le festival SXSW.)

Mais il y a aussi un risque bien réel que, si les États-Unis continuent de fermer leurs portes culturelles, les artistes cessent de frapper. Cette cascade n’érode pas seulement les opportunités pour les artistes à l’étranger. Elle réduit le paysage sonore ici à la maison. Le public perd. Les promoteurs hésitent. Et la conversation culturelle devient un peu plus silencieuse.

«Certains agents ne signent pas d’artistes internationaux, déclare Covey. Beaucoup de salles ne les réservent pas. Les labels se demandent s’il vaut la peine de les signer. Parce que si un artiste ne peut pas tourner aux États-Unis, quel est l’intérêt de le signer? C’est un effet en cascade.»

Le coût culturel
Les États-Unis sont peut-être encore le prix ultime, mais pour de nombreux artistes internationaux et leurs équipes, le coût de leur poursuite commence à dépasser les bénéfices. Ce qui était autrefois vu comme un investissement nécessaire est désormais réévalué — et dans certains cas, redirigé.

«Il y a définitivement une dilution de l’attention», explique Zilber. Non pas parce que les États-Unis ne sont pas importants — «C’est toujours le marché musical numéro un au monde», souligne-t-elle — mais parce que le ratio risque/récompense change pour les artistes en développement.

Avec des coûts initiaux élevés, des délais longs et une incertitude croissante, certains groupes se tournent plutôt vers des marchés en pleine expansion comme le Mexique et l’Inde. Ce sont des régions où les chiffres de streaming augmentent, où la présence de l’industrie internationale se renforce, et où les barrières logistiques sont moins nombreuses. Quant aux États-Unis, elle dit : «Nous ne leur tournons pas le dos, c’est juste quelque chose que nous essayons d’aborder intelligemment en termes de manière de pénétrer.»

Andrew Cash, président de la Canadian Independent Music Association, est d’accord. «Nous ne voyons pas un pivot immédiat, mais oui — certains artistes commencent à regarder d’autres marchés. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas jouer aux États-Unis. C’est qu’ils se demandent si le stress en vaut la peine.»

Le spectacle continue
Si suffisamment d’artistes commencent à regarder ailleurs, les États-Unis pourraient devenir un angle mort culturel — par choix, pas par chance. Mais si des voix comme celles de Cash et Zilber ont quelque chose à dire, le spectacle n’est pas encore terminé.

«J'insiste, dit Cash, qu'en dépit des défis actuels, la majorité des artistes canadiens indépendants et de leurs équipes qui tournent et font des affaires aux États-Unis ont l'intention de continuer. C'est extrêmement important.»

Le désir d'échange culturel n'a pas disparu. Ce qui est nécessaire maintenant, c'est un système prêt à répondre à ce désir à mi-chemin. Parce qu'au final, une nation qui ferme ses frontières à l'art ne se contente pas d'empêcher les autres d'entrer — elle se ferme elle-même.

«La collaboration internationale est une part essentielle de la musique, déclare Cash. Ce n'est pas juste une question de visas. Il s'agit de notre relation, culturellement et politiquement. C'est ainsi que les gens se comprennent et se connectent les uns aux autres.»

Pour certains, cependant, la connexion ne vaut plus le risque. Le 4 avril, toujours sous le choc de leur retrait de Treefort, Shred Kelly a annulé le reste de ses concerts aux États-Unis: trois spectacles en mai, une série en été et une autre tournée à l'automne.

Le coup de grâce fut un article du Globe and Mail dans lequel des avocats spécialisés en immigration conseillaient aux voyageurs de nettoyer leurs réseaux sociaux ou de laisser leurs téléphones à la maison — un conseil qui les a particulièrement frappés. «Tout ça commençait à donner l'impression que ce n'était pas le meilleur moment pour nous d'essayer d'exporter et de nous développer aux États-Unis, explique Sage McBride. Et puisque notre plan était de traverser la frontière plusieurs fois au cours des huit prochains mois, nous n'étions pas sûrs de nous sentir à l'aise.»

«The show must go on», comme dit l'adage. Mais pour de plus en plus d'artistes, il va se passer ailleurs.

Alex Ashley est un journaliste et musicien basé à Los Angeles et Seattle. Ses reportages ont été publiés dans Rolling Stone, The Atlantic, NPR et d'autres médias. Lorsqu'il n'écrit pas, il est sur scène — en tournée en tant que musicien et auteur-compositeur professionnel.

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