La musique festive et rassembleuse de Jérôme 50 a la capacité de faire lever n’importe quel party. Mais, à la longue, les excès usent. Sous les hymnes diablement accrocheurs de son troisième album, Anarcolique, le créateur de Tokébakicitte dévoile les dualités qui l’habitent.
Je rencontre Jérôme Charette-Pépin dans les bureaux de Bravo, sa maison de disque. Dès que je dépose mon enregistreuse sur la table entre nous, il la saisit. «Je connais pas ce modèle-là», lance-t-il, curieux. Lui-même en détient un semblable, dit-il, mais, contrairement à la journaliste face à lui, il s’en sert principalement comme lecteur MP3.
Étonnant à entendre en 2025. En plus d’être «anarcolique», Jérôme 50 aurait-il un côté anachronique? Plutôt analogique! Bien de son temps, ce grand absent des réseaux sociaux préfère tout simplement les supports physiques au numérique.
C’est ce que je constate en l’interrogeant sur la pile de disques compacts qui trônent sur la table. «C’est ce qu’il y avait dans mon char, je me suis dit que j’allais les monter. Comme ça, si on manque de sujets de conversation, on peut parler de mes influences», lance-t-il tout bonnement. Autre étonnement ici. Car s’il y a bien une chose qu’on ne peut pas reprocher à Jérôme 50, c’est de manquer de jasette, lui qui répond avec intérêt aux questions que je lui pose, empruntant parfois de longs détours afin de développer sa pensée.
Ce qui ne nous empêche pas de parler de ses influences, intriguée que je suis de voir ce qui se cache dans cette pile. Quelques albums de punk et de ska – dont du NOFX, Vulgaires Machins, Operation Ivy et The Interrupters –, style de musique prédominant d’Anarcolique, côtoient de grands noms de la francophonie, comme Richard Desjardins et George Brassens – «mon influence classique of all time», commente-t-il à propos de ce dernier.
Jusqu’ici, tout fait sens. La sélection reflète son penchant pour les riffs qui décoiffent et son amour de la langue française. Il faut savoir qu’en plus d’être auteur-compositeur-interprète, Jérôme 50 est lexicographe. Son ouvrage Le dictionnaire du chilleur (Le Robert Québec), qui répertorie la langue orale des jeunes du Québec, a reçu un accueil chaleureux à sa sortie l’automne dernier.
Je remarque un intrus : Ma p'tite poupoune de Shilvi, un album pour enfants. L’artiste révèle alors qu’il planchera bientôt sur l’écriture d’un disque jeunesse. Puis, il s’empare de la pochette de Royal réguine de Québec Redneck Bluegrass Project, ce qui nous amène à parler de la raison pour laquelle je le rencontre : la sortie d’Anarcolique. C’est qu’une des chansons de cet album de 2016, la bien nommée J’chie des arcs-en-ciel, a fortement inspiré une des siennes, Chanson dont vous êtes le héros.
En fait, plusieurs chansons ont inspiré cette composition narrative singulière de huit minutes et demie qui relate la rencontre entre un indépendantiste et une anarchiste. «Beaucoup d’artistes veulent cacher leurs influences. Moi, je les dis direct!» Animé, Jérôme cite d’abord Le temps des cathédrales – en poussant la note – comme référence à l’introduction de sa chanson, chantée par un chœur d’enfants. La rythmique punk de la suite est inspirée de The Separation of Church and Skate de NOFX, groupe qui lui a fait vivre «un des plus beaux moments punk rock» de sa vie lors de son spectacle d’adieu au Stade olympique l’été dernier. Le «côté ska californien», lui, provient du groupe The Interrupters, qui faisait justement la première partie de NOFX. Enfin, il cite Belzébuth des Colocs pour la construction de la chanson en plusieurs tableaux.
Un collage d’influences variées pour cette chanson phare de l’album qui en dit long sur la démarche artistique derrière Anarcolique. À commencer par le choix de plonger tête première dans les sonorités punk rock qui feront revivre de nombreux souvenirs à ceux et celles qui fréquentaient jadis le Warped Tour.
Mais le processus créatif de Jérôme 50 n’a rien de nostalgique. Il s’inscrit plutôt dans une profonde remise en question de son engagement politique. «En sortant un album punk, je viens confronter l’indépendantiste que je suis à la doctrine anarchiste, qui me séduit de plus en plus», explique-t-il. Le dialogue entre les personnages de Franky et Anna sur Chanson dont vous êtes le héros traduit ainsi la dualité qui l’habite. D’où le «Anar» dans Anarcolique.
Jérôme 50 a un talent de conteur hors pair qui lui permet de livrer des réflexions pertinentes et engagées d’une façon ludique, philosophique et unique. Sa chanson Le pauvre riche en est un bel exemple. À la manière de L’arbre est dans ses feuilles, cette fable illustre comment «on est tous le riche ou le pauvre de quelqu’un», comme il le chante. Elle lui a notamment été inspirée par une personne de petite taille en situation d’itinérance dans son quartier, Saint-Roch, à Québec. «Je me suis demandé : dans une hiérarchie de richesse, comment est-ce que lui pourrait gagner? Comment est-ce qu’il pourrait ne pas être tout en bas de l’échelle?»
Un autre titre inspiré d’une comptine (serait-ce un avant-goût pour adultes de son projet pour enfants?) est Fuck you mon ostie, qui reprend la formule de L'Empereur, sa femme et le petit prince avec ses couplets rythmés par les jours de la semaine. Alors que j’y vois un propos sur la détresse des jeunes, Jérôme 50 avance qu’à travers ce titre, ainsi qu’avec Ode à l’Église, qui conclut l’album, il souhaitait d’abord et avant tout faire «un doigt d’honneur à la religion».
«Bien des gens au Québec en ont souffert et en souffrent encore aujourd’hui, avance-t-il prudemment, hésitant avant de poursuivre. Sans aller dans des détails, la religion a fait ben du tort dans ma famille.»
Tout au long de notre échange, Jérôme 50 prend bien soin de ne pas trop en dévoiler sur sa vie personnelle. L’artiste en révèle toutefois beaucoup sur lui-même à travers ses chansons. Le titre de l’album à lui seul en dit long. À propos du sens de ce mot-valise, contraction entre anarchiste et alcoolique, le créateur de La hiérarchill et d’Antigéographiquement échappe discrètement : «T’sais, je veux dire, le fruit tombe jamais loin de l’arbre».
Dès la première chanson de l’album, Le king de la consommation, il clame : «Moi j’trouve ç’a plus de substance avec des substances/J’suis rendu dépendant d’ma dépendance». Sur la chanson-titre, il chante avec poésie : «La recherche du bonheur/À tou’es soirs au dépanneur/À coups d’six-pack de blonde pis d’rousse/Un vortex dans mon verre de styromousse».
À travers les 12 titres d’Anarcolique, Jérôme 50 explore la relation complexe qu’il entretient avec la bouteille. En entrevue, il raconte avoir récemment franchi le cap de la trentaine. «Dans le fond, cet album, c’est un bonus à ma vingtaine. C’est un champignon qui donne une vie d’extra dans Mario Bros, illustre-t-il, amusé. Et effectivement, j’en ai pris des champignons!»
Sur les chansons Chéri arrête de boééére et Thérapie de couple à Shanghaï, il aborde «les difficultés conjugales à travers l’alcoolisme», relate-t-il, répétant de nouveau qu’il ne veut pas «trop rentrer dans [s]a situation personnelle».
Sur cette deuxième chanson, Jérôme 50 s’inspire de la musique traditionnelle chinoise pour faire le récit d'un rêve qu’il a fait – «en fait, c’était plus un cauchemar!» –, dans lequel il était littéralement en thérapie de couple à Shangaï. Dès que je mentionne le titre, il brise la glace : «C’est douteux?» demande-t-il. C'est que lui-même y chante que sa chanson «frôle l’appropriation culturelle». «Je m’auto call-out!» s’amuse-t-il, précisant avoir composé ce titre avec bienveillance, en collaboration avec les musiciennes d’origine chinoise Hua Li et Yadong Guan. «C’est l’expression artistique d’une triste situation que j’ai vécue», ajoute-t-il au sujet de cette chanson.
Ça relève de l’évidence en écoutant l’album, les spectacles qui suivront sa sortie vont assurément virer à la fête. Poussant encore plus loin le concept de son album, Jérôme 50 a développé une mise en scène autour de l’univers des Alcooliques anonymes. «J’appelle ça les Anarcoliques anonymes, détaille-t-il. Le show va rester un esti de party, mais ça vient rappeller que la consommation a un côté dark.»
Jérôme 50 sera en spectacle le 15 mai à L’Hémisphère gauche, à Montréal, le 16 mai au Scanner Bistro, à Québec, et dans différents festivals à travers le Québec cet été. Toutes ses dates sont ici.