Ce n’est jamais facile de faire suite à un premier album, surtout lorsque celui-ci est aussi acclamé que l’a été Normal de l’Est. Mais Connaisseur Ticaso n’a pas froid aux yeux.
Vétéran du street rap au Québec, l’artiste originaire de Montréal-Nord avait surpris tout le monde en faisant paraître le 1er janvier 2020 Normal de l’Est, un tout premier album studio. Ayant passé le début des années 2000 à compiler les mixtapes, collaborations et EPs, Connaisseur nous avait promis Original Chilleur, censé sortir en 2008. Toutefois, un séjour en prison a freiné ses élans.
Cette histoire n’est toutefois pas que négative. Sur Normal de l’Est, il met en scène le film de sa vie, se livre de manière poignante mais avec toute la désinvolture d’un rappeur street. Il ne glorifie pas la vie de rue: elle est en lui, de manière indélébile.
Et il le prouve une fois de plus, avec Rap Life, un nouvel album qui voit le jour aujourd’hui, chez Joy Ride Records.
«Normal de l’Est, c’était plus lourd, comme album. C’était vraiment un album d’hiver, qu’il fallait écouter avec des écouteurs. Je voulais faire quelque chose de plus léger, que tu peux écouter dans ta voiture», dit Connaisseur Ticaso, quelques heures avant une session d’écoute.
«Je me suis posé beaucoup de questions sur la direction que ça devait prendre. Finalement, j’ai décidé de faire une version en album de ma mixtape Skillz et réalité, où c’était des beats américains, mais avec un différent vibe.»
En effet, c’est un différent vibe! Sur des beats de producteurs très différents, allant de Ruffsound (qui réalise l’album) à Mike Shabb et de Freakey! à El Cotola, Connaisseur Ticaso nous amène dans sa vie de rappeur, et non pas seulement comme gars de la rue. Il prouve qu’il est aussi à l’aise backstage que sur le corner, et que malgré le fait qu’il soit un des derniers rappeurs encore actifs (et pertinents) de sa génération, il reste le Grand Duc du street rap tel qu’il se manifeste ici.
Pour lui, Rap Life relève plutôt d’un «challenge», me dit-il. De savoir qu’il peut toujours poser sur n’importe quel style d’instrus, de la drill au drumless, et avec une cohorte impressionnante d’invités. Notamment, la jeune sensation Fléau DiCaprio et l’acolyte de longue date de Ticaso, Baxter Dexter. Sur Gun et Bitch, il est rejoint par le légendaire Yvon Krevé. Ailleurs, on retrouve notamment des apparitions de Le Ice, MikeZup et Imposs.
Il dit toutefois ne pas avoir ressenti de pression d’accoter ou de faire mieux avec celui-ci que Normal de l’Est. «C’est deux vibes très différentes. Si j’avais fait quelque chose qui ressemblait au premier, j’aurais probablement eu plus de pression. J’ai fait parfaitement ce que je souhaitais faire, avec celui-ci. De toute façon, avec le premier il y a eu tellement de surprises, comme le Félix, auquel je ne m’attendais pas. Donc maintenant, je n’ai pas de pression d’en avoir un autre, je l’ai déjà eu alors que c’était même pas mon objectif!»
Ce Félix est d’ailleurs bien présent sur la pochette de l’album, signée par Sixteen Pads et Roberto Jara, aux côtés de billets, d’une bouteille de Cognac, d’un pistolet et d’une clé de Mercedes-Benz, illustrant parfaitement la dualité qui habite Connaisseur Ticaso. S’il n’est plus actif dans le crime et la vie de gang comme il le fut autrefois, cela reste au cœur de sa vie et de son œuvre, il ne pourrait jamais réellement s’en dissocier. Il me confie toutefois que cette vie ne lui manque pas.
«J’ai été là-dedans tellement longtemps. La différence est que maintenant quand j’en parle, j’ai du recul. Je pense à des situations et je me dis, ‘Kett, c’est deep’ et une fois que je l’écris, j’ai un point de vue totalement différent», explique-t-il. «La leçon la plus importante que j’ai apprise, c’est que tu peux pas faire ce métier si tu as one foot in, one foot out (‘un pied en dedans, et l’autre dehors’). C’est ce qui a foiré ma carrière la première fois, je devais sortir mon album et finalement je rentre en dedans. Même au niveau de la structure et de mon équipe, il y avait toujours des situations où l’aspect de la rue interférait avec l’art.»
Rap Life
S’il voit chaque nouvelle œuvre comme un challenge, il affirme toutefois que pour lui, le rap c’est de l’artisanat, plutôt que du sport. Il se dit également tenté par l’idée de faire des projets plus nichés, où il travaillerait avec un producteur par projet, et pousserait à fond la conception et les versions physiques, comme un item collector. Ce genre de concept, qui gagne du terrain dans le rap underground, n’est pas inconnu de certains rappeurs dont s’est entouré Ticaso, notamment Nicholas Craven et Mike Shabb, qui travaillent avec des rappeurs du collectif américain Griselda. C’est d’ailleurs ce label, formé autour des frères et rappeurs Westside Gunn et Conway the Machine, ainsi que leur cousin Benny the Butcher. Venait anciennement se joindre à la bande l’énigmatique rappeur haïtien Mach-Hommy.
«C’est vraiment Griselda qui m’a redonné envie de rapper», dit Connaisseur, une phrase qu’a aussi auparavant prononcée Tyler, the Creator. «Mon premier verse que j’ai écrit en plus de 10 ans, c’était le premier couplet de La rue m’appelle encore, et je l’ai écrit sur une instru de Westside Gunn. Ils nous ont montré qu’il y avait un moyen de faire quelque chose pour ceux d’entre nous qui étaient encore dans le délire des ‘90s, mais de l’adapter au goût du jour. Ils ont débloqué une voie.»
Pour emprunter cette voie, Ticaso a fait le pari de l’extrême honnêteté, et souhaite montrer à son public qu’un street rapper peut faire autre chose, et veut dévoiler d’autres facettes de lui-même. Comparé à l’ambiance froide, dramatique et cinématique de Normal de l’Est, ce nouvel album est plus varié dans ses moods, avec des chansons qui pourraient jouer dans le club, d’autres lors d’événements sportifs.
Surtout, dit-il, il souhaite faire plaisir à ses fans. «C’est Montréal. C’est ma ville, j’aime notre style, j’aime notre lexique. J’aime expliquer Montréal à ceux qui ne connaissent pas la ville comme ça.» Bref, la Rap Life, c’est la sienne.