«On vit dans un monde d’images», observe Marie Davidson avant même de s’attabler devant moi au café Alphabet, dans le Mile-End. Elle fait référence au caffe freddo, la spécialité de l’établissement, qui fait fureur sur Instagram avec son impressionnante mousse rose. Bien qu’elle m’a donné rendez-vous à cet endroit pour sa proximité de son studio, elle ne peut s’empêcher de relever l’ironie entre la viralité du commerce et le propos de son sixième album, City of Clowns, qui sort ce vendredi.
En tant qu’artiste et DJ, Marie Davidson dépend des plateformes comme Instagram et Spotify. «Je n’ai pas le choix d’être en ligne et je me fais aspirer par la spirale», résume-t-elle en toute transparence. Ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement critique face à l’asservissement que les géants du web nous imposent et auquel on consent plus ou moins aveuglément. Sa réflexion sur le sujet a été nourrie par l’essai L'Âge du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff, qu’elle a lu en 2022, et dont le propos précurseur a gagné en pertinence depuis.
«Quand j’ai commencé à le lire, je me suis rendue compte que ça apportait des réponses à beaucoup d’angoisses que j’avais, mais que je n’arrivais pas à nommer, me dit-elle. Les prédictions algorithmiques, dans le marketing, dans le capitalisme, en viennent à formater nos besoins et nos envies. On est en train de perdre notre capacité à générer nos propres idées et à comprendre nos propres désirs. C’est très infantilisant!» Infantilisant et déshumanisant, ajoute-t-elle.
L’autrice-compositrice-interprète montréalaise qui jouit d’une renommée internationale parle de ces enjeux avec une passion contagieuse. Sa lecture l’a tellement inspirée qu’elle en est devenue le fil conducteur de son nouvel album, une œuvre à la fois ludique et politique, inquiétante et dansante. Lorsque je lui demande si elle décrirait City of Clowns comme un album concept, elle répond avec empressement par l’affirmative. «C’est la première fois que je fais un album concept et politique. Mes autres albums avant étaient plus existentiels et introspectifs.»
Le hasard fait en sorte qu’il sorte un mois après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, lui qui a mis les des géants de la tech dans sa poche, à commencer par Elon Musk. «C’est un peu aigre-doux, commente-t-elle à ce sujet. D’un point de vue artistique, ça donne encore plus de pertinence à mon album, mais c’est amer parce que, même si je savais en 2022, quand j’ai commencé à écrire là-dessus, que ces thèmes seraient de plus en plus présents, je n’aurais jamais prévu ce qui se passe en ce moment! On s’en passerait bien.»
Dès la première écoute de City of Clowns, on sent qu’un immense soin a été mis dans la confection de ce sixième album de Marie, le premier qu’elle sort sur le label belge Deewee, dirigé par ses amis de Soulwax, ceux-là mêmes qui ont fait le populaire remix de sa chanson Work It, qui cumule des dizaines de millions d’écoutes en ligne et qui lui a valu une nomination aux Grammy. Chaque choix artistique a été soigneusement réfléchi, tant sur le plan musical, qui met de l’avant des sonorités électro industrielles dans une structure pop, qu’au niveau des textes, qu’elle interprète toujours avec une grande théâtralité.
Souvent qualifiée de transgressive et de punk dans sa démarche – ce à quoi elle acquiesce complètement –, Marie Davidson créée en toute liberté et sans compromis. De ce fait, City of Clowns est politique dès le premier titre, Validations Weight, où elle récite un extrait qu'elle a adapté du livre de Shoshana Zuboff, sa voix se fondant dans celle de Polly, le générateur vocal d’intelligence artificielle d’Amazon.
Sur le titre suivant, Demolition, la chanteuse se glisse encore dans la peau de la machine. «I want your data/Data baby», susurre-t-elle d’un ton séducteur. «Je voulais prendre la voix de la technologie, de l’intelligence artificielle, oui, mais avant tout, la voix des gens de la tech qui ont construit ces modèles et qui nous attirent avec cette idée de progrès et de facilité en nous disant : Google va te montrer le chemin; Netflix va te dire quoi écouter; Instagram va te garder connecté avec tes amis. Zuckerberg a toujours dit qu’il a fondé Meta pour nous garder connectés les uns aux autres – come on, bro!»
Dans un phrasé à cheval entre la poésie et le spoken word, Marie Davidson déclame des textes incisifs aux phrases courtes et punchées. «Tu es la première qui notes ça et c’est vrai, c’est même des demi-phrases.» Elle attribue sa façon si unique de manier les mots à sa mère, l’artiste interdisciplinaire D. Kimm, figure incontournable de la scène culturelle montréalaise, notamment connue pour avoir fondé les festivals Voix d’Amériques et Phénomena.
«Tout l’art de la performance sur scène me vient de ma mère, raconte celle qui a fait des études en théâtre au cégep avant de se consacrer à la musique. J’ai beaucoup assisté à ses festivals et, même si je n’ai jamais voulu être une artiste de spoken word, c’est sûr que ça a eu une influence sur moi; j’ai été exposée à ça dès l’âge de 10 ans. Elle m’a légué non seulement un amour pour les mots, mais aussi un amour pour la lecture.» Au point où l'artiste et son mari – Pierre Guerineau, avec qui elle forme un couple à la vie comme en musique –, se sont donnés la règle de ne pas consulter d’écrans le soir. Un geste radical dans le monde actuel.
Je ne scrolle pas, je ne regarde pas mes emails, je ne vais pas sur les médias sociaux. Et je lis! Je lis beaucoup. Ça m’a vraiment aidé à conserver mon esprit critique.
Il n’y a rien de drôle jusqu'ici, mais Marie Davidson s’est amusée à insuffler une grande dose d'humour à son City of Clowns. «C’était un choix conscient d’y amener de la satire et un esprit ludique parce que ce sont des thèmes vraiment sombres et lourds», résume-t-elle.
Un formidable exemple de cet esprit ludique se trouve dans l’extrait Fun Times. Déjà, le titre met la table. Dans un joyeux mélange de français et d’anglais propulsé par une rythmique diablement accrocheuse, l’artiste clame en toute légèreté son désir de ne pas avoir d’enfant. «You make babies/I’m having fun», peut-on l’entendre chanter d’un ton défiant.
Pour la petite histoire, cette phrase a germé dans son esprit pendant des vacances en Italie. «Je regardais les touristes avec leurs enfants et ça m’est venu spontanément!» raconte-t-elle avec le sourire, avant d’ajouter : «Parmi les réflexions derrière la pièce, il y a aussi notre droit en tant que femme de choisir.» Comme quoi ludique rime toujours avec politique.
L’humour aiguisé de Marie Davidson se retrouve aussi dans le titre de son album, City of Clowns. Qui sont ces clowns, au fait? «Les clowns, ce sont tous les outsiders, les misfits, les parias de la société», énumère Marie, qui s'inclut dans le lot puisqu'elle évolue en marge de la scène musicale, tant au Québec qu’à l’international.
«Ça fait longtemps que je fais de la musique et que j’ai une carrière. Je ne suis pas une inconnue, mais je ne fais pas partie du mainstream, je n’en ai jamais fait partie», dit celle qui assume entièrement cette posture.
Il y a aussi de «mauvais» clowns, ajoute la musicienne. Les élites corrompues, Trump et Musk en tête, mais aussi François Legault, avance-t-elle. «Personnellement, je le trouve vraiment pourri. Il fait partie de ces gens qui ont énormément de pouvoir et qui jouent la carte des bonnes intentions… En fait, pour moi, un clown, c’est quelqu’un qui porte un masque. Ça peut être un masque pour se protéger, comme les outsiders, mais aussi un masque pour abuser du système.»
- City of Clowns est disponible sur les plateformes d'écoute.
- Le spectacle de lancement aura lieu ce soir à la SAT.