Ceci est la traduction adaptée d’un article de Julyssa Lopez publié par Rolling Stone le 13 janvier 2025. Nous republions l'article originalement intitulé Bad Bunny: ‘What’s the Point in Being Here? To Show the World Who I Am’ avec la permission de son autrice. Notez que certaines subtilités et nuances peuvent différer de la version originale.
Quand on est Bad Bunny, prendre l'ascenseur relève du défi. À tout moment, on risque d’être reconnu et, quand on est l’artiste latino le plus écouté de la planète, la probabilité de croiser un fan — qu’il soit inconditionnel, simple auditeur ou touriste enthousiaste — est plutôt élevée. Pas qu’il s’en plaigne, mais ça complique un peu les choses lorsque la superstar portoricaine essaie simplement se rendre d’un point A à un point B
C’est ce qui explique pourquoi, par un matin glacial à New York, seulement deux jours après Noël, Bad Bunny fait face au mur dans un ascenseur menant aux bureaux de Rolling Stone. Il est vêtu d’un survêtement gris anthracite et, par précaution supplémentaire, il a resserré les cordons de son capuchon si fort qu’on ne distingue qu’une fine parcelle de son front, ce qui lui donne plus l’air d’une créature sans visage sortie de Labyrinthe de Pan que d’une célébrité à l’aura phénoménale. La scène est drôlement étrange : son équipe d’environ sept personnes se tient à côté d’une grande silhouette silencieuse faisant dos à tout le monde. Mais le trajet se passe sans encombre.
Dix étages plus tard, le capuchon tombe, révélant Benito Antonio Martínez Ocasio, barbe soignée et cheveux légèrement plus longs. Il se promène dans les bureaux et feuillète les derniers numéros du magazine. En regardant l’édition d’octobre 2024 avec Chappell Roan en couverture, il raconte qu’une coiffeuse sur un tournage de film lui a récemment fait découvrir la sensation pop montante. «Elle a un petit quelque chose à la Lady Gaga, Lana, Sia, dit-il. Elle est cool.» En tournant les pages du numéro de janvier 2025 mettant en vedette Chris Martin de Coldplay, il plaisante : «J’ai toujours dit qu’il me fait penser à un dauphin. Cette couverture dans l’eau confirme que Rolling Stone et moi sommes connectés.»
Il ne veut aucune des éditions où son propre visage figure en couverture. (Sa première couverture pour Rolling Stone remonte à juin 2020; la seconde a suivi trois ans plus tard.) À la place, il demande des exemplaires du numéro avec Megan Thee Stallion à l’été 2022, ou encore un vieux numéro avec la Shakira des années 90.
Bien qu’il soit connu pour être un peu réservé en entrevue, Bad Bunny est aujourd’hui en pleine forme et déborde d’histoires à raconter. Il faut dire que l’année écoulée a été bien remplie: films, activisme, déménagements à travers le pays. Mais surtout, depuis plusieurs mois, il garde dans ses tiroirs un nouvel album intitulé Debí Tirar Más Fotos, une œuvre saisissante dont il est plus fier que de tous ses précédents succès.
Il y a quelque chose de plus profond dans tout ça, presque comme si cet album l’avait rapproché de ce qu’il veut vraiment faire. C’est un aboutissement de sons et d’idées ancrés dans les traditions folkloriques et musicales de Porto Rico, des Caraïbes et de la diaspora au sens large. Il y a de la salsa, de la bomba, du trio — autant d’éléments de son enfance qu’il a emportés avec lui, depuis ses débuts comme adolescent emballant des courses et postant des morceaux sur SoundCloud, jusqu’à son statut de vedette mondiale. Sa joie est palpable lorsqu'il parle de tout ce qu’il a appris en réalisant cet album.
«J’ai adoré ça, mais en même temps, tout s'est passé si vite, dit-il. C’est pour ça que je pense que je vais continuer à enregistrer des chansons — je n’ai pas besoin de les sortir. Mais partager des idées, regarder des gamins jouer et profiter de la musique, c’était tellement beau que je ferais ça tous les jours. J’irais au studio chaque jour pour créer une nouvelle chanson.»
La dernière fois qu’on s'est parlé, tu vivais à L.A. Alors, compare les deux — New York ou L.A.?
Porto Rico.
Si tu devais choisir…
J’aime New York parce que c’est plus proche de chez moi. L.A. me semble très loin. Parfois, c’est bien parce que tu veux te déconnecter et, à L.A., tu as l’impression d’être dans une autre galaxie. Mais si je devais choisir, si quelqu’un me disait : «Tu dois vivre dans l’une des deux», je resterais ici. Cela dit, L.A. a plus de culture mexicaine. J’ai commencé à manger des tacos birria, qui sont les meilleurs. À Porto Rico, on a trouvé un super spot de tacos birria tenu par une famille à la fois mexicaine et portoricaine, qui a grandi à Dallas.
Ton nouvel album s’appelle Debí Tirar Más Fotos (J’aurais dû prendre plus de photos). D’où vient ce titre?
Il vient du fait que je déteste les photos [rires]. J’ai commencé à avoir cette réputation de ne pas aimer les photos parce que parfois, je n’ai pas envie d’en prendre avec un fan. J’ai envie de créer un autre type de moment. Et ça m’a fait réfléchir: «Peut-être que je suis tellement habitué aux photos avec les fans que, pour moi, ce n’est plus un moment aussi spécial que ça l’est pour la personne qui vient de me voir et qui veut en garder un souvenir…»
Mais ça va au-delà de ça. Il s’agit aussi de ces moments que je vis, que j’apprécie, mais dont je ne garde aucune photo. J’ai une bonne mémoire, mais je sais qu’un jour, je ne me rappellerai plus de certains instants incroyables. Ce titre a beaucoup de sens pour moi, en lien avec le fait de regretter de ne pas avoir saisi certains moments. L’idée, c’est d’apprendre à profiter du présent tout en chérissant les souvenirs.
Les photos captent l’histoire. Aujourd’hui, on peut prendre des photos de tout et n’importe quoi, mais avant, je me souviens que les photos étaient quelque chose de spécial. Ma mère prenait toujours des photos. Quand il y avait un anniversaire ou un événement, on en prenait peut-être deux, puis on les gardait pour la tante de 90 ans ou pour la cousine qui venait avec son nouveau bébé. Elles avaient une vraie valeur. Quand on les développait, c’était un événement. Toute la famille s’asseyait ensemble, on se les passait et on s’exclamait : «Wow, regarde ça!» C’était une façon de revivre ces moments. En grandissant, j’étais tellement énervé quand Mami prenait des photos, parce qu’elle en était obsédée. Et maintenant, c’est l’inverse. Je me dis : «Merde, j’aurais aimé avoir une photo de ça.» C’est toute cette nostalgie autour de la valeur des souvenirs et de la gratitude, au-delà des photos. L’album est aussi une réflexion sur le fait qu'avec l'éloignement, on apprécie et on comprend mieux certaines choses.
Il y a quelques années, tu as coécrit El Playlist de Anoche, un album pour le pianiste et chanteur Tommy Torres. Il a dit un jour qu’il pensait que tes morceaux de trap et de reggaeton pouvaient facilement être transformés en ballades ou en chansons pop.
Je pense que ma voix et ma façon d’interpréter sont des choses que j’essaie de ne pas changer, parce que c’est ce qui me ressemble. Je peux chanter sur n’importe quel débit, mais je veux que les gens entendent une chanson et disent : «Ça, c’est Bad Bunny.» Toutes ces chansons que j’ai faites avec Tommy, j’aurais pu les chanter moi-même et elles auraient été géniales, mais dans la voix de Tommy, elles sonnent encore plus badass.
Je pense que c’est aussi une question d’époque. À une autre époque, j’aurais peut-être pris des cours de chant. Pour les plus vieux qui vont me critiquer, j’aurais été un excellent compositeur — et je le dis humblement. Parce que je sais m’adapter à n’importe quelle époque. Il y a une phrase dans [ma nouvelle chanson de salsa, Baile Inolvidable] où je dis en espagnol : «La nouvelle suce bien, mais ce n'est pas ta bouche.» Je sais que les anciens vont réagir : «Il a ruiné la salsa!» Mais si je ne mets pas ça, c’est comme si j’imitais quelqu’un. J’aurais pu écrire quelque chose de super poétique à la place — même si cette phrase semble poétique venant de moi. (Rires) Mais peu importe l’époque où je serais né, je pense que j’aurais été bon.
Comment c’était de créer une chanson de salsa?
Quand je l'écoute, je suis comme : «C’est la meilleure chanson que j’ai jamais faite de ma vie.» C’est un rêve qui devient réalité parce que j’avais cette chanson en tête depuis si longtemps. Le synthé qu’on entend au début, je l’avais déjà en tête quand je faisais [mon album de 2022] Un Verano Sin Ti, et je me suis dit : «Ça, c’est une chanson de salsa.» Mais l’album était déjà tellement varié que j’ai préféré la garder pour plus tard. J’ai passé presque toute cette année à la faire.
Comment la chanson a-t-elle pris forme?
Man, je peux sortir mes mémos vocaux où je chante sur la ligne de synthé en faisant tan, tan tan tan, toutes les parties. Et je me demandais sans cesse : «Comment je vais la concrétiser? Je n’ai jamais fait de salsa. Qui est-ce que je vais chercher?» Je ne voulais pas aller vers les compositeurs habituels, je voulais trouver quelqu’un de nouveau. Et complètement par hasard, on a découvert ce gars qui commençait à travailler comme producteur de reggaeton. Il a 24 ans, mais il vient d’une école de musique et ce qu’il aime faire, ce sont les arrangements musicaux. On l’a trouvé parce que mon ami Pino a vu une story où il avait repris Narcotics de Bryant Myers et l’avait transformée en salsa, juste pour déconner. Les gens l’ont pris comme un mème, genre «ha ha ha», mais moi, j’étais là : «Un mème? Mais c’est meilleur que l’original!» Quand j’ai commencé à plancher sur l’album, j’ai dit : «Invitons ce jeune.» Il était super discret. Il s’appelle Big Jay parce qu’il est immense.
J’étais ici à New York et je n'arrêtais pas de dire : «Est-ce qu’on a les musiciens? Il faut que j’aille à Porto Rico et qu’on commence à travailler, parce qu’on manque de temps.» Ils m’envoyaient des noms et je répondais : «Ce gars est bon, celui-là, je ne suis pas sûr.» Et là, sur TikTok, je tombe sur un jeune de 14 ans qui joue avec un groupe d’ados. Il danse et joue des bongos, et je me dis : «Damn, il ressemble à un mini Roberto Roena! Trouvez-moi ce kid.» Mais personne ne le trouvait. J’ai appelé [mon manager] Noah [Assad], et il m’a dit : «Je pense que le mieux, c’est de trouver un directeur musical. On en a trouvé un qui est bon. En plus, je crois que tu avais envoyé un TikTok de ce gamin.» J’ai répondu : «Noooon!» Finalement, il a eu 19 ans pendant qu’on faisait la chanson. C’est lui qui a trouvé les musiciens, et au final, c’était des musiciens que Big Jay avait aussi recommandés. Ils se connaissaient tous. Et quand on a commencer à créer la chanson, c’était l'expérience la plus cool. Presque tout le monde arrivait de La Escuela Libre de Música de Porto Rico : Julito, qui a eu 19 ans, et les trombonistes et trompettistes, qui ont une vingtaine d’années.
C’était carrément School of Rock.
Exactement!
AVEC L'ÉLOIGNEMENT, ON APPRÉCIE ET ON COMPREND MIEUX CERTAINES CHOSES.
Pour toi, quel est le meilleur reggaeton old-school? Vers quels morceaux reviens-tu souvent?
Ces derniers temps, j'ai beaucoup écouté Hector Y Tito, comme l'album A la Reconquista de 2002. Je pense que le reggaeton de 2002-2003, maintenant qu'on sait qu'il a explosé avec Gasolina et tout ce qui a suivi, est la période que je valorise le plus : The Last Don de Don Omar, Tego Calderón. Mais aussi A la Reconquista de Hector Y Tito.
Hector Y Tito ont été un peu oubliés avec le temps.
Ouais, les choix de vie peuvent avoir des conséquences. Comme Willie Colón, qui est parti en vrille, mais qui a fait de la musique incroyable. On ne peut pas lui enlever ça. Mais cette époque du reggaeton, 2001-2002, c'était l'âge d'or. Ou du moins, comme tu disais : ce vers quoi je reviens souvent. Mais ça dépend aussi de la saison et de mon état d'esprit. Parfois, j'ai envie d'écouter des chansons de mes années du secondaire, vers 2008-2010.
Tu explores aussi le cinéma. Tu as joué dans quatre films jusqu'à présent : Bullet Train, Cassandro, Caught Stealing de Darren Aronofsky et Happy Gilmore 2 avec Adam Sandler. Comment as-tu vécu ces expériences?
C'était fou. J'ai beaucoup travaillé — trop même. J'ai passé une semaine sur le plateau de Caught Stealing et dès que c'était fini, j'ai enchaîné avec Happy Gilmore. J'étais sur le tournage pendant 40 jours, puis je suis rentré à Porto Rico. Donc, en gros, j'ai juste eu le 24 et le 25 décembre de congé.
Ces deux derniers films ne pourraient pas être plus différents.
(Rires) Ouais, l'un est ici, l'autre est là-bas [il pointe dans deux directions opposées]. Mais j'ai adoré ça — j'aime qu'ils soient si différents. J'ai hâte qu'ils sortent pour que les gens se disent : Woah. Avec les projets qui arrivent, je vais pouvoir me concentrer davantage sur le cinéma.
Pourrais-tu te consacrer uniquement au métier d'acteur?
Je pourrais le faire. Je ferai toujours de la musique, mais je pourrais passer un moment à ne faire que du cinéma et à me dédier à la performance. Quand ces deux films sortiront, les gens verront vraiment que je joue. Parce que ce sont deux films différents, deux rôles différents, deux personnages différents. Même physiquement, j'ai dû me teindre les cheveux en rouge et me raser la barbe pour l'un; pour l'autre, je les ai teints en noir. Tout est différent. Dans Bullet Train, quand j'apparais, c'est genre : «Oh, Bad Bunny est là.» Comme si j'étais sorti du studio pour passer dire bonjour.
Tu incarnais davantage un vrai personnage dans Cassandro.
C'est vrai. Celui-là, c'était plus un rôle. Mais peu de gens l'ont vu par rapport à Bullet Train, qui était sur Netflix avec Brad Pitt. J'aimerais que les gens voient Cassandro parce que là, on voit bien que c'est un vrai personnage. Et c'est pareil pour ces deux films: on voit que je travaille et que je joue. Ce n'est pas Bad Bunny, c'est un rôle.
Qu'est-ce qui te plaît dans le jeu d'acteur? Quelle importance est-ce que ça a dans ta carrière?
J'adore ça depuis que je suis enfant. En fait, ma mère ne savait pas que je faisais ces films et, quand je lui ai dit, elle était trop heureuse. Elle m'a dit : «Tu n'as pas idée à quel point ça me fait plaisir. Quand tu étais petit, même si tu adorais la musique, je ne t'imaginais pas artiste musical. Je t'imaginais acteur. Je disais toujours : "Ce garçon va devenir acteur." Et te voir faire tout ça me rend tellement heureuse.» J'étais choqué. Mami ne m'avait jamais dit ça. Mais c'est quelque chose que j'aime faire depuis que je suis enfant, même si j'étais plutôt timide.
À ce sujet, tu as déjà dit que tu étais un enfant timide.
Ouais. Quand j’étais petit, je ne pouvais pas explorer ces choses autant. Je ne chantais pas en public. J’ai chanté, genre, deux fois à l’école, mais j’étais mort de peur. Et je n’ai jamais fait beaucoup de performances, juste peut-être quelques trucs à l’église. Je n’ai jamais joué dans une pièce de théâtre à l’école ou quoi que ce soit du genre. Mais j’aimais ça. Quand j’étais seul dans ma chambre, je jouais la comédie tout seul. Peu importe à quoi je jouais, j’imaginais toujours que j’étais en train de jouer un rôle.
T'es-tu bien entendu avec Adam Sandler sur le plateau de tournage?
Pshhh. C’est mon oncle. Adam Sandler, c’est mon oncle. Regarde [il montre sa boîte de messagerie, où Adam Sandler est enregistré sous “Tío Sandler”]. C’est Tío Sandler. Il est super sympa.
Une autre facette de ta carrière est ta participation aux événements de la WWE. Tu as commencé à y apparaître dès 2021. Le referais-tu?
Je veux le refaire une autre fois. Je veux mettre ma vie en danger sur le ring. J’ai l’impression de ne pas avoir pris assez de risques sur le ring, donc je veux le faire. Je veux faire peur à ma mère. Quand? Je ne sais pas. On reste en contact avec les gens de la WWE, on suit toujours ce qui se passe. Mais quand, je ne sais pas. J’espère qu’il y aura un moment où je pourrai vraiment me préparer, comme je l’ai fait les dernières fois. Et j’aimerais prendre plus de temps pour me préparer physiquement.
Mais man, comme pour la musique, je fais ça pour m’améliorer et pour faire quelque chose de différent. Parfois, je me dis : «Je vais tout arrêter et me concentrer à la lutte à temps plein.» J’ai l’impression que dans la lutte, j’y vais juste sporadiquement à titre de célébrité. Je pourrais y aller à plein temps et devenir un vilain. C’est ce que j’adorerais. (Rires) J’ai toujours préféré les méchants aux gentils.
Qu’est-ce que ça t’a fait de ramener l’événement Backlash de la WWE à Porto Rico?
Qu'est-ce que je pourrais te dire? C’était bien. Je pense vraiment que c’était bien pour eux et pour tout le monde, parce que j’ai vu que l’année dernière, Backlash était en France, et maintenant, ça va être au Mexique. Ils ont vu que ça marchait.
Avec la célébrité, ta vie amoureuse est devenue publique. Qu’est-ce que ça te fait de savoir que chaque chanson de peine d’amour que tu sors va être analysée ligne par ligne par les fans qui essaient de deviner de qui elle parle?
Au final, je sais que ça va arriver. La vérité, c’est que ça ne me dérange pas. Je sais que ça fait partie du processus. Si je dis quelque chose et que les gens savent que je m’exprime, je sais qu’ils vont chercher des liens. Ça me fait rire quand ils sont complètement à côté de la plaque. Je suis comme : “Man, pourquoi tu penserais ça?” Parfois, il n’y a absolument aucune logique dans ce qu’ils imaginent.
Mais j’ai toujours dit ça, et je ne sais pas si c’est juste de le dire, mais je pense qu’il y a une différence entre dédier une chanson à quelqu’un et s’inspirer de quelqu’un. Genre, je peux faire une chanson inspirée de ce que j’ai vécu et de ce qui s’est passé, parce que c’est mon expérience et qu’elle m’appartient. Ce que j’ai vécu m’appartient, à moi et à l’autre personne, donc je pense que j’ai le droit de m’exprimer et de le raconter comme je veux : je peux ajouter quelque chose, je peux enlever autre chose. Mais si j’écris une chanson sur une situation que j’ai vécue, ça ne veut pas dire que je la dédie à cette personne. C’est ça la différence. Les gens peuvent être mêlés — même la personne concernée peut se tromper et se dire : «Oh, cette chanson est pour moi!» Non, elle n’est pas pour toi. Elle parle de toi, mais elle n’est pas pour toi. Mais parfois, si. (Rires)
Est-ce que la célébrité a changé ta façon d’écrire des chansons? Y penses-tu quand tu composes?
Honnêtement, non. Je n’y pense pas trop. Ou alors, j’y pense et parfois ça m’inquiète, mais je ne laisse pas ça me limiter dans mon écriture et dans ma sincérité envers moi-même et envers les gens dans mes chansons. Je préfère ça plutôt que d’inventer des trucs.
Il y a par moments beaucoup de nostalgie et de tristesse dans ta musique.
Il y a de la nostalgie et de la tristesse. Les gens vont se plaindre et dire de moi : «Ce gars pleure trop!» [Pour la chanson Turista], j’étais à Porto Rico, je suis sorti du bureau et j’ai commencé à faire des tours autour d’Ocean Park. À ce moment-là, j’étais tellement triste. Je pleurais, j’avais trop de choses en tête.
Pourquoi tu pleurais? Qu’est-ce qui t’était arrivé?
Je me suis fait piquer par un moustique [dit-il en souriant]. Je suis passé près de la plage, j’ai vu tous ces touristes prendre des cours de danse, jouer au volleyball et prendre des selfies au coucher du soleil et je me suis dit : «Wow». Ça m’a chamboulé d’être dans la voiture, si triste, alors que ces gens juste à côté de moi étaient si heureux et qu’ils n’avaient aucune idée que je passais par là, dévasté. Et ça arrive tout le temps. Là, maintenant [dans cette pièce], il y a peut-être quelqu’un de très triste et on ne le sait pas. Mais ça m’a frappé, et une partie de ce qui me tracassait à ce moment concernait aussi la situation à [Porto Rico]. Je me suis dit : «Ces gens sont là, en train de voir ce coucher de soleil incroyable, ils prennent des photos fucking magnifiques, ils passent le meilleur moment de leur vie.» Ils vont repartir en ayant profité du meilleur de Porto Rico, mais ils n’ont pas vraiment vécu ce que les Portoricains vivent au quotidien, les côtés négatifs du pays, les difficultés qu’ils affrontent jour après jour. Alors, j’ai stationné la voiture et j’ai commencé à écrire une chanson avec cette idée : «Dans ma vie, tu n’étais qu’un touriste.» Il y a des gens qui entrent dans ta vie, qui profitent du meilleur de toi, de la belle version des premiers mois, et puis ils repartent. Mais ils ne m’ont jamais vraiment connu en profondeur, avec mes angoisses, mes peurs, ma tristesse, mes traumas.
Tu as acheté des panneaux publicitaires à travers San Juan pour protester contre le Parti Nouveau Progressiste avant l’élection du gouverneur de l’île en novembre. Tu as aussi pris la parole lors d’un rassemblement en soutien au candidat indépendantiste Juan Dalmau. Tu as toujours parlé de Porto Rico dans ta musique, mais qu’est-ce qui t’a poussé à t’engager plus ouvertement, surtout avant les élections?
Je pense que je l’ai toujours fait d'une façon naturelle. Mais plus je suis en colère, plus je vais crier. J’ai toujours dit aux gens que je suis une vraie personne et ma musique reflète ça. Je suis une vraie personne, un Portoricain de 30 ans, et peu importe où j’en suis dans ma carrière, c’est ce que je suis et c’est de ça que parle ma musique. Je fais des chansons sur le chagrin d’amour, sur le perreo et sur les problèmes sociaux parce que c’est comme ça que je suis, comme beaucoup d’autres personnes. Ce n’est pas comme si on faisait juste la fête le vendredi, samedi, dimanche. Le lundi, il faut aller au travail. C’est comme ça que je m’exprime. Quand c’est le moment de faire la fête et de parler de cul, de sexe et tout ça, on le fait. Quand j’ai le cœur brisé, je l'exprime. Mais quand quelque chose me met en colère… Ça arrive souvent. Mais on ne peut pas se plaindre tout le temps, et nos vies personnelles nous en éloignent parfois — les relations, ton partenaire, tout ça te sort des problèmes sociaux de temps en temps. C’est comme ça que je fonctionne.
Les élections ont lieu tous les quatre ans, mais ce n’est pas un sujet dont on ne parle qu'aux quatre ans. On a toujours pris la parole quand il le fallait. Je pense que les gens sont surpris que j'aie atteint ce niveau de popularité et que je sois devenu grand public , mais que je n’hésite pas à m’exprimer. Mais c’est ce qui me rend humain. Je pense que les gens ont l’habitude de voir des artistes devenir énormes, devenir mainstream et ne plus parler de ces choses-là, ou alors le faire de manière super prudente. Mais moi, je vais parler et si ça ne plaît pas à quelqu’un, il n’a pas à m’écouter. Ou alors il peut continuer à m’écouter même si on ne pense pas pareil — on vit tous dans le même pays. C’est quelque chose que j’ai toujours dit : les politiciens profitent de situations pour diviser les gens, ça n’a jamais été mon but. Je n’ai jamais eu peur de dire ce que je pense parce que c’est qui je suis, cabrón.
Quand tu as pris la parole au rassemblement de Dalmau, tu as dit que faire un discours politique te rendait plus nerveux que de monter sur scène.
Je suis timide jusqu’à un certain point. Une fois que je suis à l’aise avec les gens, je lâche mon fou. Mais au début, je suis toujours timide et quand il s’agit de parler de ce genre de choses, je deviens super nerveux, surtout dans un autre contexte que celui de mon spectacle. Si c’est mon événement, si c’est ma scène, je fais ce que je veux. Mais si je dois aller ailleurs et parler, c’est vraiment difficile. Même faire un toast est dur pour moi. Alors parler d’une situation aussi personnelle et sérieuse dans un endroit où il y avait autant de monde, sachant que chacun de mes mots allait être entendu. J’étais super nerveux, mais après l’avoir fait, je me suis senti vraiment bien.
Comment gardes-tu espoir? Les élections à Porto Rico et aux États-Unis ne se sont pas passées comme beaucoup l’espéraient.
Je pense qu’on en a l’habitude maintenant. Dans chaque élection, il y a un gagnant et un perdant. Mais ce n’est pas la première fois, ce n’est rien de nouveau. Je pense juste que les gens avaient beaucoup d’espoir cette fois-ci et que c’est pour ça que ça a été un choc. Mais ce n’est pas nouveau pour nous de devoir continuer à avancer, à vivre nos vies, à nous battre, à résister et à défendre ce qui nous appartient.
À CE MOMENT-LÀ, J'ÉTAIS TELLEMENT TRISTE. JE PLEURAIS, J'AVAIS TANT DE CHOSES EN TÊTE.
Récemment, quelqu’un m’a demandé quel serait mon message à la veille et au lendemain des élections. Ce serait le même. La situation ne change pas, ça continue de créer une conscience sociale et de la force.
Tu as toujours représenté Porto Rico, peu importe la scène sur laquelle tu te trouves. En 2023 aux Grammy, par exemple, tu avais des danseurs de bomba et de plena avec toi sur scène. Qu’est-ce que ça fait de pouvoir partager ces traditions avec le monde?
Ça me rend fier et heureux. J’adore faire ça. J’adore faire de la musique. J’ai toujours rêvé que les gens écoutent et reconnaissent ma musique, et aussi de pouvoir en vivre. Mais même si au fond de mon cœur, je rêvais de ça, je n’aurais jamais imaginé atteindre un tel sommet. Alors, je me suis demandé : «Et après? On fait quoi, maintenant?» Je n’essaie jamais de battre un record personnel ou de faire mieux que je ne sais qui. Avec chaque album, je n’essaie pas de faire mieux qu’Un Verano Sin Ti ou YHLQMDLG, rien de tout ça. Je veux créer quelque chose de nouveau. D’autres souvenirs, d’autres records – quelque chose de différent de ce que j’ai fait avant.
Alors, qu’est-ce que je veux faire d’autre? Quel est l’intérêt d’être ici? Quel est l’intérêt d’être à ce niveau? Qu’est-ce que je gagne? En bout de ligne, je vais mourir et c’est tout – je n’emporterai rien avec moi. Alors, je pense que l’important, c’est de montrer au monde qui je suis et quelle est ma culture, d’où je viens. De parler un peu de moi pour qu’ils apprennent à me connaître un peu plus, et ça, c’est moi : je suis Portoricain. Pouvoir mettre ce genre musical de l'avant, placer ces artistes sur un piédestal… Ils font de la musique comme je l’ai fait, sans rien attendre en retour, juste par pur plaisir et par passion, pour partager un message avec les autres. À ce stade, c’est ça qui me comble, de pouvoir aider et donner une place à différents sons et à des jeunes comme moi.
Tu as déjà dit que tu travailles toujours beaucoup d’avance et que tu as déjà planifié tes prochains albums. Comment ces projets évoluent-ils une fois que tu commences à travailler dessus?
Oui, ça change. Avec Debí Tirar Más Fotos, j’avais l’idée de base, mais elle a évolué pour le mieux, à mon avis. L’album a commencé à prendre sa propre personnalité et énergie, son propre sens. En fait, quand je faisais Nadie Sabe Lo Que Va a Pasar Mañana, je voulais déjà commencer à travailler sur celui-ci. Je ne veux pas dénigrer cet album, mais je pense que c’est celui dont j’ai le moins profité, dans le sens où je me suis mis la pression pour le faire. Quand je suis parti en tournée pour Nadie Sabe Lo Que Va a Pasar Mañana, c’était la même chose – j’étais comme: «Je n’ai pas envie de faire une tournée. Je veux travailler sur un nouvel album.»
Pourquoi as-tu ressenti autant de pression avec Nadie Sabe Lo Que Va a Pasar Mañana?
Je me suis mis ça dans la tête tout seul. J’étais en mode : «Je veux sortir un album qui soit uniquement du trap et de ce type de musique.» Parfois, tu pars en vrille mentalement et tu te dis : «C’est ce que les gens veulent.» Mais quels gens? Là, on est assis dans ce bureau, et j’ai l’impression que cet album, c’est tout, que tout ce qui se passe ici, c’est tout. Mais si tu prends Google Maps [il ouvre Google Maps et fait un zoom arrière jusqu’à voir toute la planète], on n’est rien. Mon album n’est rien, je ne suis rien. Alors, qui écoute vraiment? Et pourquoi est-ce que je me mets toute cette pression? On apprend de ces choses-là. J’adore cet album, mais j’ai compris où je veux être et où je veux aller. Je veux être là où je me sens bien, heureux et où j’ai l’impression d’apporter quelque chose.
Un Verano Sin Ti a battu plein de records. Est-ce que tu t’attendais à ce que cet album ait un tel succès quand tu le créais?
Non, man. Je pense qu’on fait ces projets en espérant qu’ils auront du succès et que les gens vont les aimer. Mais à ce point-là? Non. Je pensais que ce serait un peu moins. (Rires) J’avais quand même confiance quand je le faisais – je me souviens que je disais à mon gérant, Noah : «Je fais cet album. S’il te plaît, fais le bien.» Je ne répète pas de formules. Je peux répéter certaines choses, mais pas une formule entière, non. Donc, je savais que je faisais un album riche, que tout le monde allait aimer. Je lui ai dit : «Profites-en parce qu’après celui-là, je n’en ferai pas un autre comme ça.»
En plus, je ne cherchais pas ça. Je voulais explorer certaines sonorités, que les gens l’écoutent du début à la fin et que tout le monde ait une chanson préférée. J’ai toujours dit ça à propos d’Un Verano Sin Ti : il y a une chanson pour tout le monde. Mais jamais je n’aurais imaginé que ça atteigne un tel niveau. Et au final, je suis content et fier parce que c’était le but : que les gens aiment l’album. Mais maintenant, Un Verano Sin Ti est là et je ne cherche jamais à le surpasser. Mes prochains projets ne visent pas à atteindre le même niveau ou à le dépasser, non. Cet album est fait, et maintenant, il est temps de faire autre chose, et je suis heureux avec ça.
Tu te vois faire ça jusqu’à ce que tu deviennes un vieil homme?
Man, oui, sincèrement. Parfois, je me dis : «Merde, je crois que je vais rester ici, à chercher les rythmes qui me plaisent et qui me comblent.» J’ai toujours dit que j’adorais les percussions – la batterie, les congas, les bongos. Il y a quelque chose en moi qui a toujours aimé ça. Je pense qu’il y a quelque chose dans mon ADN qui m’appelle. Et j’ai adoré faire Debí Tirar Más Fotos. C'est l’album dont j’ai le plus aimé le processus de création.
As-tu pris plus de photos cette fois?
(Rires) J’en ai pris quelques-unes.
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CRÉDITS DE PRODUCTION : Stylisme par STORM PABLO. Assistance stylisme par MARVIN LINARES. Coiffure par CHRISTOPHER DILÁN. Décor de plateau par ANDREA GANDARILLAS PÉREZ. Assistance photographique par SANGWOO SUH. Technicien numérique : BEN HOSTE. Décorateur : JAFET MARQUEZART.
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