La semaine dernière, la nouvelle s’est propagée à toute vitesse. Damso, l’un des rappeurs francophones les plus en vue du monde serait de passage à Montréal, pour une session d’enregistrement devant public. Encore plus marquant, il invitait à cette session la sensation R&B lavalloise Blynk, ainsi que certains des meilleurs beatmakers de la province, comme High Klassified et Freakey!.
Depuis près de dix ans, Damso occupe une place singulière dans le rap francophone. Né à Kinshasa en 1992 et arrivé en Belgique dans son enfance, William Kalubi Mwamba a marqué une génération en combinant des paroles vives et marquantes, parfois libidineuses, et des productions qui empruntent autant au rap et à la pop qu’aux musiques globales. Mais derrière les chiffres colossaux, l’artiste belge se méfie de la notion même du succès.
«Je ne calcule pas mon succès. On ne peut pas quantifier le succès de quelqu’un, c’est pas possible. Le succès, c’est l’aura, c’est plein de choses», affirme-t-il, rencontré à son hôtel quelques heures avant la session publique, qui se tenait au Ninety.
Pour lui, réduire l’impact d’une œuvre à des statistiques reviendrait à trahir l’essentiel: «Ce n’est pas parce que les gens n’en parlent pas qu’ils ne sont pas touchés. Le succès, on ne peut pas le maîtriser.»
Sa vision repose sur une séparation nette entre stratégie et instinct. «Si je dois faire du marketing ou un truc du genre, je vais beaucoup penser. Mais quand je suis dans la composition, dans la création, non. Là, je fais, je travaille, je tente, j’ose.» L’artiste dit avoir toujours eu cette capacité à se lancer sans calcul: «Je crois que ça a été instinctif. Dès que je commence, j’y vais à 100%.»
Ce rapport instinctif se retrouve aussi dans ses choix de collaborations, souvent inattendus. Damso s’est imposé grâce à un rap dense et introspectif, mais il a aussi ouvert la porte à des artistes émergents avant même qu’ils ne deviennent des figures établies. «Si ça me touche, j’y vais. Même dans mes premiers albums, il y a souvent des featuring avec des gens qui n’étaient pas connus, comme Angèle à ce moment-là» Pour lui, la passion prime sur tout calcul de carrière: «Je ne me pose pas mille questions. Je ne réfléchis pas en termes de stratégie de public. Si j’aime ce que tu fais, viens, on teste un truc.»
Ce refus de penser uniquement en termes de «public» revient tout au long de l’entrevue. Damso rejette la distance que suppose ce mot pour privilégier l’expérience humaine. «Quand je croise quelqu’un dans la rue et qu’on parle, ça me rappelle que derrière des chiffres, il y a des gens. C’est ça ma relation. Je ne suis pas trop sur Internet, ce qui m’intéresse, c’est juste le vrai.» Une approche qui rejoint sa manière de concevoir l’écriture: explorer l’intime pour mieux comprendre l’autre. «Plus tu te comprends toi-même, plus tu comprends l’autre. C’est ça qui m’intéresse, ce rapport-là, pas le masque social.»
C'est peut-être ce qui explique sa décision, annoncée il y a bien longtemps, de faire de Beyah, son plus récent album, le dernier.
Aujourd’hui, Damso revendique une posture de «jeune retraité». L’expression ne signifie pas qu’il met fin à sa carrière, mais qu’il refuse la logique de course inhérente au rap. «Un retraité, finalement, il ne court plus, il marche. Tu fais vraiment ce que tu kiffes. C’est ça qui m’inspire.» Cette attitude traduit une volonté de créer à son rythme, sans céder à la pression de l’industrie ni aux attentes d’un public.
À Montréal, cette philosophie s’est incarnée dans une expérience inédite: une session de création ouverte au public. Loin d’être planifiée, elle reposait sur la spontanéité et le partage. «Les beatmakers vont venir, ils font écouter cinq prods maximum, et dès qu’il y en a une chaude, on bloque. Il faut qu’on tue ça en moins de quatre heures.» La présence du public ajoute une dimension supplémentaire, sans toutefois être un calcul stratégique: «Je sais pas ce que ça va ajouter mais je trouve ça juste bien. Je me dis parfois que je fais des choses que moi j’aurais aimé avoir quand j’étais plus petit. Je sais que j’aurais trouvé ça fou.»
Et pour être fou, ça l’a été! Plusieurs centaines de personnes ont fait la file pour la chance de voir leur artiste préféré créer un hit en vrai. Pour plusieurs d’entre eux, c’était la première session studio.
Après avoir écouté quelques productions, Blynk et Damso se sont finalement entendu sur une production de Freakey!, sur laquelle le chanteur a construit peu à peu ses toplines, avant de venir poser ses paroles dessus. Durant ce temps, le rappeur belge avait les yeux rivés sur son téléphone, Airpods dans les oreilles, tandis qu’il écrivait son couplet.
En un peu plus de quatre heures, le public a finalement pu entendre un playback, faisant monter d’un cran l’excitation. Un peu plus tard, les deux artistes demandaient au public de chanter avec eux.
Le produit final est la sobrement intitulée MTL, une chanson efficace, du pur Damso avec une touche bienvenue d’exotisme et de romantisme amenée par Blynk, qui jouira sans doute d’un fort achalandage sur les plateformes.
Pour Damso, l’enjeu n’était pas de livrer un tube ni de répondre à des attentes extérieures, mais de préserver cette vibration commune. «Qu’on prenne un maximum de kiff, qu’on ait un vrai son, ce serait bien. Et que ça aide aussi à le faire connaître parce que je trouve qu’il a vraiment du talent.» Ce goût du partage, Damso l’explique par son histoire personnelle. «Je suis le plus petit d’une famille de six enfants. On était beaucoup ensemble, je reproduis ça en fait. Inconsciemment, je recrée juste ce qui s’est passé quand j’étais petit.»
Dans cette posture de «jeune retraité», Damso semble assumer une trajectoire où l’intime, l’instinct et l‘humain l’emportent sur la logique des classements. Loin de se retirer, il redéfinit plutôt ce que signifie pour lui d’être artiste. Ça implique de marcher à son rythme, sans calculer, mais toujours avec la volonté de créer quelque chose de sincère.