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Une nuit avec Kaytranada, icône discrète de la musique dance

Sa production avant-gardiste a subtilement transformé la culture pop, même s'il est trop humble pour l’admettre.

Kaytranada cover shoot for Rolling Stone

Le compositeur québécois Kaytranada

XAVIER SCOTT MARSHALL



Cet article est traduit d'une entrevue écrite par Jeff Ihaza et originalement publiée dans Rolling Stone le 30 mai 2024. Nous republions l'article originalement intitulé Kaytranada: Out All Night With Dance Music's Low-Key Legend avec la permission de son auteur. Notez que certaines subtilités et nuances peuvent différer de la version originale.

Pour sa deuxième édition dans la capitale nationale, l’Igloofest s’est payé Kaytranada comme tête d'affiche. Par une soirée enneigée, le compositeur et DJ québécois arrive en coulisse vêtu d'un pantalon sport noir Celine et de lunettes de soleil Balenciaga. Il est accompagné de sa mère, de sa sœur ainsi que de plusieurs membres de son équipe lorsqu'il se dirige vers la scène principale pour sa perfo. Bien qu'il soit connu comme un maestro des pistes de danse à travers le monde, il me dit plus tard qu'il n'a commencé que récemment à travailler régulièrement avec des CDJs, un lecteur de musique utilisé par les DJ pour jouer de la musique numérique. «J’étais juste tanné de traîner mon ordinateur portable partout, dit-il. Je voulais ressembler plus à un DJ.»

Au croisement entre un DJ set et un spectacle, sa performance à Igloofest revisite son catalogue en tant que producteur et artiste solo, suscitant des réactions enthousiastes de la foule en délire. Bien qu’il soit un des musiciens les plus célèbres du Canada après Celine Dion, Drake et The Weeknd, Kaytranada reste hyper décontracté et démontre de la reconnaissance envers ses fans de la première heure.

Après avoir trinqué en coulisses avec les artistes avec qui il vient de partager la scène — les DJs Sango et Kitty Ca$h, ainsi que son frère cadet, le rappeur Lou Phelps — Kaytranada me raconte comment, récemment, il se retrouve à jongler avec une gamme d'attentes, tout en essayant de faire de la musique qui lui ressemble encore. Il dit que son troisième album complet, Timeless, sorti le 7 juin, s'inspire de la new wave des années 80, un virage résolument à contre-courant pour un musicien connu pour ses tubes avant-gardistes.

Au printemps dernier, il a pris une pause de Twitter, maintenant appelé X, sa plateforme de prédilection, parce que les commentaires des fans lui disant avec qui collaborer, bien que bien intentionnés, sont devenus frustrants pour lui. «Les gens disent, "Oh mon Dieu, tu dois travailler avec cet artiste. Beyoncé est-elle sur ton album? Tyler est-il sur ton album?"», dit-il dans sa loge, un verre de vin à la main, à près de 1h du matin. «C'est comme si les gens essayaient de choisir pour moi comment mon album devrait sonner, ça me rend fou.»

Kaytranada cover shoot

XAVIER SCOTT MARSHALL

Au cours de sa jeune carrière, Kaytranada a revigoré le rap et le R&B sans jamais perdre de vue son objectif de faire danser le public avec sa musique. Il est arrivé dans les années 2010 comme un chaînon manquant entre le passé et le présent de la musique noire, capable de créer un mariage harmonieux entre une nouvelle génération d'artistes et les traditions qui les ont précédés. Les rythmes de batterie saccadés presque syncopés de Kaytranada s'inspirent du compas haïtien, auquel il infuse des rythmes de hip-hop et de R&B traditionnels.

Après une série de compositions et de remixes remarqués sur SoundCloud, son premier album 99.9%, sorti en 2016, l'a établi comme un producteur de haut niveau, à l'instar de Madlib et J Dilla, que Kay cite comme ses inspirations de jeunesse. Sorti sur l’étiquette indépendante XL, l'album a introduit le son de Kaytranada — complété par des rythmes two-step et des batteries ondulantes — aux masses. L’extrait You're the One, avec Syd de The Internet, est devenu un classique instantané : un hit texturé, innovant et indémodable. Décoré du prestigieux prix Polaris, ce premier album lui a ouvert la porte à une série de collaborations mainstream, puis à un contrat dans les lignes majeures avec la multinationale RCA.

Avec Bubba, sorti trois ans plus tard et récompensé aux Grammy, le son R&B dansant de Kaytranada a véritablement décollé. L'album représente un tournant dans son approche des collaborations. Jusque-là, le producteur québécois d’origine haïtienne se contentait d'envoyer des beats aux artistes et de travailler avec ce qu'ils lui renvoyaient. Cette fois, il a pris le volant, travaillant en studio avec des voix pop non conventionnelles comme Charlotte Day Wilson, Tinashe et Kali Uchis. À propos de ses collaborateurs, l’important n’est pas de choisir le plus grand nom, mais plutôt de trouver un artiste dont le son s'harmonise avec ses créations, avance Kay.

Même si prendre le contrôle n’a pas toujours été naturel pour lui. «Je pense que je suis un peu timide, confie-t-il. En studio, parfois, je laissais les artistes faire leur truc parce que je ne voulais pas les corriger. Il m'a fallu un moment pour comprendre que, OK, je dois être celui qui dit : "Fais-le comme ça." Je n'ai pas une mentalité de leader. J'apprends à le faire maintenant.»

Bubba lui a valu le prix du meilleur album dance/électronique aux Grammy en 2021, une distinction qui a suscité un déclic chez le musicien : peu de temps après, il a pris la décision de s’installer à Los Angeles. «Montréal n'est pas une ville de célébrités, mais j’y reçois un traitement de célébrité, explique-t-il. Ça ne me fait pas me sentir comme moi-même.» En comparaison, à L.A., «je peux être dans une pièce où il y a six autres célébrités. Ça me rend plus à l'aise, car je ne sens pas que tous les regards sont rivés sur moi.»

Kaytranada

XAVIER SCOTT MARSHALL

Kaytranada a grandi à Saint-Hubert, sur la Rive-Sud de Montréal. Enfant du milieu de la famille, il a un talent musical très tôt. Après avoir complété son secondaire, il a été invité à rejoindre le collectif électronique Artbeat Montreal. Rapidement, il s’est fait un nom en performant aux côtés de son frère, Lou Phelps. Ils ont commencé au sein du duo de rappeur-producteur, les Celestics, un jeu de mots sur leur nom de famille, Celestin. (Le prénom de Kaytranada est Louis Kevin; celui de son frère, Louis-Philippe.)

Ça n’a pas pris de temps pour que les beats singuliers de Kaytranada soient remarqués. Même parmi la production pop centrée sur la musique dance des années 2010, quelque chose dans son son se démarquait : un rythme énergique, syncopé, enraciné dans l'histoire et provoquant une irrésistible envie de danser. Rapidement, il s’est hissé au sommet de la scène électro, performant dans divers clubs et festivals à travers le pays.

Kaytranada baigne dans la musique depuis sa tendre enfance grâce à ses parents, qui ont émigré de Port-au-Prince, en Haïti, quand il était tout petit. Sa mère chantait dans une chorale et son père était un musicien doublé d’un grand mélomane. Kay raconte que, en grandissant, son père avait un énorme système de son avec une platine et une table de mixage DJ à la maison. Il y faisait jouer des morceaux de Bob Marley, Michael Jackson et Lionel Richie, ainsi que de la musique haïtienne traditionnelle. Les deux grandes sœurs de Kay ont été une autre influence importante. «Mes grandes sœurs écoutaient toujours de la musique et c'est comme ça que je suis vraiment tombé amoureux du hip-hop, raconte-t-il. Elles avaient des goûts raffinés, donc j'ai été exposé à beaucoup de bonne musique.»

Inspiré par J Dilla, Kaytranada commence à expérimenter avec les outils de production numérique qui ont émergé au début des années 2000. «J'ai vraiment étudié Dilla. Au lieu d’étudier à l’école, j’ai étudié sa musique. Lui et Madlib sont les producteurs que j’ai le plus analysé pour comprendre comment créer un échantillon. Dilla faisait ces micro-cuts qui n'avaient aucun sens, mais sonnaient comme un grand et magnifique collage. Ça m’a tellement inspiré. J’ai eu une phase, vers 15 ans, où je faisais juste recréer ses beats, comme celui de Donuts

«Je pense que je suis un peu timide. En studio, parfois, je laissais les artistes faire leur truc parce que je ne voulais pas les corriger. Il m'a fallu un moment pour comprendre que, OK, je dois être celui qui dit : "Fais-le comme ça." Je n'ai pas une mentalité de leader. J'apprends à le faire maintenant.»

À la même époque, Kaytranada a commencé à faire de la musique avec son petit frère. «On utilisait le micro qui venait avec le PC et un enregistreur audio qui pouvait enregistrer 30 secondes de voix, se souvient-il. On jouait des versions instrumentales de 50 Cent en rappant par-dessus pour compléter les chansons. J’ai toujours rêvé qu’on fasse carrière en duo comme producteur et MC.»

Les deux frères ont sorti leur premier effort, Massively Massive, en 2011 sous le nom de The Celestics. Mais rapidement, il est devenu évident que le travail de compositeur et de producteur de Kaytranada prendrait le dessus. «Je pense qu’on a pris des chemins différents parce que j'ai eu trop de succès avec mes projets électroniques, ce n'était pas facile pour nous deux. Les gens parlaient de "Kaytranada et son frère". Mon frère n'aimait vraiment pas ça. Moi non plus.»

Replongeant dans ses souvenirs, Kay mentionne que son frère «était le leader. Il prenait les décisions. Et pour moi, devenir la personne que tout le monde regardait, ce n'était pas facile». Les frères Celestin ont fini par mettre un terme à leur projet. Kay a continué à composer pour son frère, mais le rêve d'un duo à la Gang Starr devrait attendre. Quand la carrière de Kay a pris son envol, la tension a persisté en arrière-plan jusqu'à environ 2020, lorsque les deux ont mieux compris ce qui s'était passé.

«Sincèrement, c'était un peu comme un coup de couteau dans le cœur, me dira plus tard Lou. Étant le plus jeune, je me disais : "Pourquoi tu ne m'emmènes pas avec toi? " Et il me disait : "Man, je dois faire mon propre truc. Tu dois aussi percer par toi-même."»

Kaytranada

XAVIER SCOTT MARSHALL

La veille d’Igloofest, je rejoins Kaytranada et d’autres artistes invités du festival au Elena, un restaurant italien dans le quartier de Saint-Henri, à Montréal. Assis devant un cacio e pepe et une salade César, Kay et son frère ont une chimie palpable. Je comprends pourquoi Kay décrit Lou comme un leader. Alors que Kevin est timide et réservé, son frère — qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau — est jovial et extraverti. Dans une autre vie, les rôles auraient pu être inversés et Kaytranada aurait davantage été dans l’ombre que la lumière. «Dans mon cœur, j'ai toujours voulu être le producteur, mais le truc avec Kaytranada... Je ne dirais pas que j’ai perdu le contrôle. J’ai plutôt fait : "Oh, ça marche vraiment. Continue avec ça"

En 2016, Kaytranada a fait son coming out en accordant une longue entrevue au magazine américain The Fader avant la sortie de son premier album. «Je ne pense toujours pas que beaucoup de gens savent que je suis gay. Même avec cet article, plaisante-t-il. Freddie Gibbs a été un des premiers artistes à me dire : "Je suis fier de toi, man, continue ce que tu fais." J'ai trouvé ça fou. Ça m'a donné de l'espoir." Bien que l’homophobie existe encore dans la culture hip-hop, beaucoup de choses ont changé ces dernières années. «Maintenant, on a Lil Nas X et des rappeurs de la communauté LGBTQ+ qui sortent du placard. Des artistes de R&B aussi, ajoute-t-il. C'est plus acceptable et mieux accueilli.»

Après le souper, nous nous dirigeons vers la performance de Sango au Newspeak, dans le Quartier des spectacles. À notre arrivée, il est occupé à faire bouger les corps sur la piste de danse avec un mélange éclectique d'amapiano, de R&B et de house qui rend son amitié avec Kaytranada tout indiquée. Après son set, vers 23 heures, nous nous rendons à l'appartement d'un ami de Kay. Dans la voiture, lui et Lou sont assis à l'arrière et discutent de hip-hop. À un moment donné, le nom de Kanye West est prononcé. Les deux frères conviennent qu'il reste l'un des musiciens les plus influents de tous les temps et que ses récentes frasques sont la suite logique et décevante des comportements problématiques qu'il a depuis le début de sa carrière.

À l'appartement, la conversation se tourne vers 4Batz, le crooner R&B en pleine ascension qui a reçu le soutien de Drake. Mon scepticisme face à sa musique est rapidement balayé du revers de la main par les convives de la fête, mais je crois avoir obtenu un discret signe d'approbation de la part de Kay, qui me partagera plus tard qu'il se demande où il se situe lui-même dans le paysage musical actuel. «Je ne corresponds pas aux standards de la musique pop et parfois, ça me joue dans la tête, confie-t-il. Dans mes moments de doute, je me dis que c'est difficile d'être juste soi-même dans cette game

Il me fait écouter #RICHAXXHAITIAN une pièce qu'il a composée avec le rappeur Mach-Hommy. Ça décoiffe. Mach, connu pour ses raps crus et son attitude anti-gloire, est à la fois un collaborateur improbable et évident pour Kaytranada. Les deux sont ancrés dans une éthique DIY et pimentent leur musique de leur héritage haïtien. «Il rappe sur beaucoup de morceaux house et ça sonne tellement bien et naturel, comme si c’était fait sans effort», dit Kay avec admiration.

Kaytranada

XAVIER SCOTT MARSHALL

Alors qu'il était en tournée avec The Weeknd en 2022, Kaytranada a eu envie d’expérimenter avec sa propre voix. «Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai fini par faire six démos de moi qui chante, dit-il. Un d’entre eux, Stepped On, se retrouve sur son nouvel album. «Je composais cette chanson pour The Weeknd, techniquement, ajoute-t-il. Mais j’ai trouvé que ça sonnait bien.»

Au point où il envisage de faire un prochain projet complet à titre de chanteur. «Ce sera probablement sous un autre nom, mais ce sera ma production Kaytranada avec mes propres voix», révèle-t-il. Ce qui l'attire dans cette direction? Le sentiment de liberté artistique. «Durant les années populaires de la new wave et du grunge, les artistes n'avaient pas de grandes voix, mais ils ont fait une musique incroyable, explique-t-il. C'est simplement de l'art.»

Sorti en juin dernier, Timeless a pris des années à se concrétiser. Kay raconte qu'il a enregistré la plupart des chansons à l'époque où il a reçu le Grammy, en 2021, dont Witchy avec Childish Gambino et ses collaborations avec Anderson .Paak, SiR et Channel Tres. «Ce ne sont pas les plus grandes célébrités, mais ce sont définitivement des artistes avec qui j'adore travailler», précise-t-il.

Kay s’anime lorsqu’il raconte comment il a pu expérimenter de nouvelles techniques d'échantillonnage grâce à l'intelligence artificielle. «Sur Seemingly, j'ai échantillonné un morceau de Don Blackman, raconte-t-il en mettant de l’avant son côté geek. Ça m’a permis d’isoler la basse, les claviers, les voix et les percussions, qui sont incroyables. Si l'IA n'existait pas, je n'aurais même pas pensé à échantillonner ce morceau. Mais maintenant, je peux échantillonner des percussions ou des claviers et créer ma propre musique à partir de ça.»

«Maintenant, on a Lil Nas X et des rappeurs de la communauté LGBTQ+ qui sortent du placard. Des artistes de R&B aussi, ajoute-t-il. C'est plus acceptable et mieux accueilli.»

Il dit être toujours inspiré par la musique avec laquelle il a grandi, notamment le hip-hop du tournant des années 2000 surnommé l’ère shiny-suit en référence aux looks de certains rappeurs de l’époque. «Beaucoup de fans de hip-hop la dénigrent, mais pour moi, c'est une ère où ils échantillonnaient beaucoup de chansons disco de type Studio 54, puis les ralentissaient un peu et les modifiaient légèrement, explique-t-il. Dans la chanson avec mon frère, Call U Up, il y a ce genre d’échantillonnage. Ça me rappelle cette époque, comme dans le clip de Mo Money Mo Problems, ça rappelle un peu cette vibe

Cette collaboration avec son frère est la première à se retrouver sur un album solo de Kaytranada. «Ça a pris du temps, ça fâchait ma mère depuis un moment déjà», mentionne-t-il.

Lou s’en réjouit, mais il se montre encore plus fier du fait que son frère entre dans une nouvelle phase de sa vie et de sa carrière. «Je ne dis pas qu'il manquait de confiance, mais il était tellement timide et réservé qu'il ne se permettait jamais de prendre des décisions, explique Lou. Il faisait toujours passer les autres en premier. Maintenant, c'est lui le boss. Ça se sent qu'il sait qui il est, il connaît sa valeur et l'importance qu'il a auprès des gens qui l'entourent.»

Après Igloofest, il neige encore plus fort. Les rues sont recouvertes de poudreuse alors que nous nous dirigeons en taxi vers l’after. Dans un club bondé, Kay et son frère montent sur les platines et s’amusent comme lorsqu'ils étaient jeunes. «On a tous les deux commencé à vivre notre passion en même temps, dit Kay. Qu’on fasse un DJ set ensemble... Je ne sais pas comment l'expliquer, c'est juste naturel.»

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