Quand Milk & Bone et Chromeo ont annoncé qu’ils sortaient un EP collaboratif, la nouvelle était inespérée, bien qu’elle ait tout son sens. Deux duos montréalais à la signature sonore assumée, des approches complémentaires de l’électro-pop, deux trajectoires façonnées par une éthique de travail rigoureuse. Pourtant, le projet repose sur un concours de circonstances qui, à l’origine, aurait pu n’être qu’une conversation informelle sur un escalier roulant.
Tout commence aux Junos de 2019 à London, en Ontario. Ce soir-là, Milk & Bone remportent leur premier prix dans la catégorie Album électronique de l’année. Une victoire inattendue, encore marquée d’étonnement dans le récit des deux musiciennes.
«On dirait que je suis comme, wow, OK. Nous qui gagnons ce Juno-là en 2019, c’est certainement quelque chose qu’on n’avait pas du tout prévu», se souvient Camille Poliquin. Portées par l’excitation du moment, elles croisent Chromeo par hasard. Dave 1 et P-Thugg les félicitent, puis proposent, presque spontanément, de travailler ensemble un jour. Rien de plus.
Mais dans cet état de confiance et de légèreté généré par la reconnaissance professionnelle, Milk & Bone sont dans la posture parfaite pour recevoir cette invitation.
Quelques jours plus tard, l’idée refait surface. Le duo envoie un message direct à Chromeo. «On les a DM et on a fait: étiez-vous sérieux?» La réponse est affirmative, et Milk & Bone commence à préparer le voyage vers les studios de Chromeo, à Burbank.
La collaboration aurait dû débuter en 2020, mais la pandémie en décide autrement. Les premières sessions en personne n’ont finalement lieu qu’au début de 2021, en Californie. Pour préserver l’intégrité du projet, Milk & Bone arrivent les mains presque vides. «On ne voulait vraiment pas amener des démos sur lesquelles on travaillait. On voulait voir ce que ça donnerait si on commençait from scratch.» L’exercice fonctionne par confiance mutuelle et par écoute attentive.
Les sessions révèlent une proximité culturelle et humaine qui dépasse largement la musique. «On parlait québ dans les sessions», dit Laurence Lafond-Beaulne. L’atmosphère ressemble davantage à une réunion de vieux amis qu’à un premier rendez-vous artistique. «On se sentait comme si on travaillait avec nos grands frères. C’était effortless, c’était facile et fun.»
Pour Milk & Bone, cette rencontre a un parfum de retour aux sources. Chromeo représente un pan de leur adolescence, une partie de l’éveil musical qui les a conduites vers les synthés et l’électronique. «C’était un groupe vraiment important quand on était adolescentes, les deux, sans se connaître encore. J’écoutais énormément de Chromeo, de Shiny Toy Guns, Of Montreal… Je pense que ça fait partie de la genèse de ma passion pour les synthés.»
Ce qu’elles découvrent, en observant Chromeo travailler, dépasse leurs attentes. Les deux musiciennes, qui ont débuté leur carrière en admirant le duo, s’inquiétaient presque de voir l’envers du décor. «Ne rencontrez jamais vos idoles», dit-on souvent. Pourtant, selon elles, «c’est absolument le contraire». Leur respect pour Chromeo ne fait que grandir. «Leur éthique de travail est absolument flawless», estime Laurence. «La manière dont ils fonctionnent ensemble, on dirait qu’ils se comprennent, mais aussi ils se laissent la place.»
Le duo accueille la rigueur méthodique de Chromeo comme une forme de mise à niveau, un véritable ressourcement artistique. «Moi, j’ai trouvé que c’était une masterclass sur comment faire les choses de manière harmonieuse et intentionnelle», dit Camille. Pat compose des lignes de basse minimalistes qui donnent une leçon de retenue. «Il n’y a pas grand-chose. Quand t’es rendu au mix, il y a comme sept affaires. Mais c’est tellement bien fait, puis bien choisi, puis les tones, tout ça.» Dave, ancien professeur d’université, avait aussi une approche bienveillante et pédagogique avec Milk & Bone. «C’est aussi quelqu’un qui adore donner son opinion sur tout. Et moi, je voulais prendre tout ça et l’absorber.»
Au fil des mois, les projets s’échangent, se raffinent et se remettent en question. Les séances à distance, via WhatsApp, alimentent un travail minutieux. Ce temps long s’avère précieux. «Ce projet-là, on a vraiment bénéficié d’avoir du temps pour le réécouter et le challenger », affirme Laurence. Malgré l’impatience naturelle que suscite tout processus créatif prolongé, l’attente améliore la qualité artistique. Milk & Bone rejettent l’idée de produire au rythme imposé par les algorithmes. «Je ne serais jamais rushée de finir un projet qui demande du temps. L’art ne bénéficie pas de ce rythme accéléré.»
Au terme de ces mois de travail, l’EP trouve son équilibre. Les musiciennes n’ont jamais eu peur d’être écrasées par la forte identité de Chromeo. «Juste le fait que les mélodies et les paroles restent du Milk & Bone et que la musique est beaucoup plus Chromeo, je pense que c’est vraiment ça qui fait en sorte qu’on a un projet qui est fidèle à nos deux identités en même temps.» Pourtant, il a fallu accepter un certain abandon, selon Camille. «Je pense qu’on n’aurait jamais pu faire ça si on ne faisait pas autant confiance à leur identité musicale et leur capacité technique. Se battre pour garder notre identité aurait été au détriment du projet.»
Au sein de l’EP, certaines pièces se démarquent. Halfmoon a demandé le plus d’ajustements, particulièrement au niveau vocal. Milk & Bone, habituées à multiplier les couches de voix, doivent adopter une approche épurée, fidèle à la philosophie minimaliste de Chromeo. «Il y a une approche très less is more, à laquelle on s’est ajusté.»
Sur scène, c’est Blossom Tree qui promet de devenir un moment fort, qui réunit parfaitement les deux univers. «On dirait que pour moi, c’est celle qui traduit le mieux Chromeo et Milk & Bone ensemble», avec sa manière de conjuguer mélancolie et rythme. Laurence y retrouve d’ailleurs sa basse en live, un détail important pour elles, tant l’instrument physique ajoute une dimension organique à leur présence scénique.
Pour célébrer la sortie de cet EP, Milk & Bone ouvriront ce soir pour Chromeo au Webster Hall de New York, alors que le duo célèbre les vingt ans de son album séminal, Fancy Footwork. Une tournée suivra en février, avec cinq arrêts dont Montréal, Québec et Toronto.















