Lorsqu’il étudiait en interprétation théâtrale au Cégep de Saint-Hyacinthe, au tournant du millénaire, Pierre Lapointe a été soumis par son professeur à un exercice particulier. Les étudiants devaient marcher d’un bout à l’autre de la classe en observant leurs camarades. En se basant exclusivement sur la démarche, la posture, le regard, ils devaient attribuer aux autres des qualités, un personnage ou un emploi.
Lapointe, se souvient-il, s’était fait dire qu’il y avait chez lui quelque chose de princier. Ce n’est pas immédiatement le terme qu’aurait utilisé ce jeune étudiant queer, fraîchement émancipé de l’Outaouais et dont l’enfance a été caractérisée par une tristesse quasi chronique. S’il ignorait auparavant ses propres qualités augustes, cela fait plus de 20 ans qu’il tente de se défaire de cette image, qu’il admet avoir lui-même un peu cultivée à ses débuts.
La tâche sera ardue. Avec Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, son quinzième long-jeu en carrière, il se distingue une fois de plus par son audace et son classicisme, s’imposant comme le grand-duc des âmes sensibles.
En 2004, Pierre Lapointe entrait «par accident», comme il le dit, dans le paysage culturel québécois avec une chanson française grandiose et théâtrale qui détonnait clairement avec l’offre musicale de l’époque. Coincé entre Crazy Frog, Gwen Stefani et Simple Plan, un dandy qui semblait avoir été arraché à un autre siècle nous chantait son désir de lécher toutes les vitres du columbarium, rêvant d’y dormir en paix, sur une composition que l’on aurait pu croire empruntée à Brel.
Derrière l’élégance baroque de Pierre Lapointe se cache un esprit en constante effervescence. Dès le succès de son premier album éponyme, il n’a pas levé le pied, enchaînant les albums, les concerts, les prix, les plateaux de télé…
Mais cette effervescence a un prix. Avant la pandémie, l’artiste avançait à un rythme infernal. «Quand ça a arrêté, je m'en allais droit dans le mur. J’étais extrêmement fatigué, je pense que j'étais prêt pour un burnout. Donc, c'est très bien tombé, estime Lapointe. Mon père, à l'époque, quand je lui parlais de mon horaire et de comment je me sentais, me demandait toujours: “Mais est-ce que tu dors?”, et je lui répondais: “Pas trop”. Ça, c’est un signe que le stress est rentré. Il me disait qu’il était inquiet. Quand la pandémie est arrivée, il était le premier à dire: “Je suis content de savoir que tu annules tout et que tu arrêtes’”».
Cette pause est arrivée au parfait moment. Lorsque son gérant de toujours, Michel Séguin, est parti à la retraite, Lapointe s’est formé une nouvelle équipe, dont le changement d’approche a poussé Pierre à accepter d’en faire moins. Laurent Saulnier, son nouveau gérant et ancien programmateur derrière le succès du Festival de Jazz et des Francofolies de Montréal, l’a taquiné d’être aussi prolifique.
Manteau (polyester et laine), chemise (soie), Dries Van Noten, SSENSE.com / Fleur (soie), M&S Schmalberg
«Il m’a dit, “Tes disques ont beau être bons, tu satures ton propre marché. Tu sors un album et les gens ne se rendent même plus compte que tu as sorti un nouvel album. Ils sont tous mélangés dans le message.”»
Pour celui dont la musique n’est qu’une seule expression de sa créativité, ce fut le temps de retourner à d’autres amours. Après avoir travaillé sur des pièces de théâtre et des musiques de film, Lapointe a entre autres collaboré avec Nicolas Party sur L’heure mauve, une exposition dirigée par l’artiste suisse et pour laquelle le musicien a imaginé une trame sonore.
Il s’est également remis au dessin (il avait d’abord entamé ses études de Cégep en arts plastiques), et a créé différents objets de mobilier, dont une série de tables, des tapis et une lampe de style Memphis «parce que le créateur en moi n’arrête jamais». Cette pause forcée, estime l’artiste de 43 ans, lui a permis de reconsidérer son approche de la musique et du spectacle. Il a ralenti, repensé son processus créatif et accepté que moins, parfois, c’est mieux. Il voit le fait de s’adonner à d’autres formes d’art – le design, l’illustration, la scénographie –, non pas comme une rupture avec la musique, mais comme un complément qui aide à construire son univers artistique. Cette approche multidisciplinaire lui permet de renouveler son inspiration sans l’épuiser. Bien qu’il ait toujours conçu ses albums comme des œuvres totales, où visuel et musique se répondent, il cherche désormais à aller encore plus loin dans cette démarche.
Fidèle à son goût pour la théâtralité, Lapointe a souvent construit ses concerts comme des tableaux vivants. Lui qui se retranchait autrefois derrière son piano, assume désormais une présence frontale, plus incarnée, plus audacieuse. Pour son prochain spectacle, il sera debout sur scène presque tout du long, entouré de deux pianistes, Amélie Fortin et Marie-Christine Poirier, assumant pleinement son rôle de figure centrale. Ce désir d’occuper l’espace scénique autrement vient aussi d’une réflexion plus large sur son rapport au public, qui a évolué avec les années. À ses débuts, il explique que le piano faisait office de bouclier entre le public et lui, ce qui donne une autre dimension à Toutes tes idoles, lorsqu’il chante «Tu n’aimes pas voir des gens qui pleurent/Ça réveille en toi la douleur/De l’enfant devenu trop grand qui a appris à s’armer jusqu’aux dents».
«Maintenant, j'ai envie de fronter. Je n'ai plus de problème avec ça, mais à l'époque, c’était différent. Il faut savoir qu’à l'adolescence, c'était très compliqué, confie-t-il. J'étais très, très triste et dépressif. Et j'étais pas bien dans ma peau, comme bien des adolescents. Le fait d'être gai a sûrement joué là-dedans. Je trouvais ça dur, puis je trouvais le monde très laid. J'avais besoin d'une esthétique, j'avais besoin de beau.» Un sentiment qui n’est pas sans rappeler Arrête de sourire, sixième chanson de son plus récent album.
Blouson (denim et écussons brodés à la main), WJ Crosson / Chemise (polyester), Homme plissé Issey Miyake, Holt Renfrew/Pantalons de collection personnelle / Chaussures (canvas), Marni
«Puis, le piano est arrivé, ça m'a soulevé. Ça m'a réparé. Je jouais des notes, parfois c'était la même note pendant des heures. Puis, je disais: “Je suis en train de me réparer”. La caisse de résonance m’apaisait. Aujourd'hui, tu regardes ça, tu te dis: “ben oui, tu faisais une sorte de musicothérapie. Tu te guérissais par les ondes.”»
Cette guérison par la musique trouve tout son sens sur cet album, particulièrement sur la poignante Comme les pigeons d’argile, offrande musicale à sa mère écrite après le diagnostic d’Alzheimer de celle-ci. Sur Madame Bonsoir, il discute avec la grande faucheuse, arrivée (comme toujours) au mauvais moment.
Ce n’est toutefois pas pour lui-même qu’il a imaginé Dix chansons démodées. À l’origine, explique-t-il, les chansons de cet album étaient surtout un exercice, une tentative de faire quelque chose qui serait dans le même esprit que la chanson française classique avec laquelle il a grandi, mais qui serait inspirée et informée par ses goûts pour le radical et le racé. Le plan initial était d’offrir ces chansons à d’autres interprètes, confie-t-il.
«Je n’ai jamais fait un album en allant à moitié dans une direction. Quand j'ai terminé d’écrire ces chansons, que je n'avais pas faites pour moi, et que je les avais recollées, je me suis dit que j’allais faire un album avec, explique l’artiste. Je me suis dit qu' il faut que j' y aille à 150 000 km/h. Il faut que je fonce: les arrangements, ma façon de prononcer, des fois je prononce les ‘“E” comme dans les années 50-60, comme dans la chanson réaliste. Dans ma façon de placer mon souffle, dans la clameur que j'ai, je suis vraiment allé à fond.»
«Comme Monique Leyrac, Diane Dufresne, Pauline Julien, qui sont allées étudier le théâtre, qui sont allées faire de la chanson “Rive gauche” à une époque. Des chanteuses qui avaient une façon de poser leurs voix comme une actrice, qui pouvaient chanter Kurt Weill comme elles pouvaient chanter Gilles Vigneault, mais toujours avec aplomb.»
Le genre Rive gauche qu’il évoque fait référence au mouvement culturel apparu sur la rive gauche de Paris dans les années 50 et 60. Au cœur du Quartier latin, intellectuels, artistes et autres bohèmes se retrouvaient dans des cabarets embrumés par la fumée des cigarettes Gitanes, où l’on pouvait croiser Sartre, Miles Davis, Juliette Gréco ou Gainsbourg. Poétiques, enflammées, théâtrales, ces chansons allaient redéfinir la musique française pour le prochain demi-siècle, et avec lesquelles Lapointe a grandi.
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Résultat: Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé est déjà l’un des albums les plus acclamés de ce début de 2025. Au moment de publier, il trône en tête des ventes de l’ADISQ. Le mois de janvier de Pierre a été ponctué d’allers-retours incessants entre le Québec, où il prépare sa tournée du printemps en plus d’être le nouveau coach à Star Académie, et la France, où il vit plusieurs mois par année depuis quelque temps.
Le petit gars d’Alma profite outre-Atlantique d’un succès considérable, mais surtout, d’un statut enviable d’«Artiste», avec toute la révérence française que cela implique. Presque, comme il s’amuse à le dire, comme s’il était dans son approche plus français que les Français eux-mêmes. Récemment, lors d’un passage à la très populaire émission française Taratata, il a été approché par le gérant d’une grande star française, qui a travaillé avec tous les grands de la chanson francophone. «Il m’a dit que ça faisait plusieurs années qu’il essayait de pousser certains artistes à faire des albums comme il s’en faisait à l'époque de Jacques Canetti, le producteur musical des années 60 qui a entre autres découvert Félix Leclerc, mais qu’à chaque fois, les gens reculent à mi-chemin, qu’ils ont peur. Il m'a dit: “Quand j’écoute ton album, j'ai l'impression d'écouter un grand album de cette époque-là sans aucun compromis, en étant totalement contemporain.”»
Paradoxalement, il se voit aussi comme étant le plus Québécois des artistes d’ici qui s’exportent en France, en comparaison par exemple avec Garou, Isabelle Boulay ou Cœur de Pirate. «Quand je parle aux gens, ils trouvent que j'ai un gros accent. Mais pour eux, je suis vraiment un Québécois et j'ai une approche québécoise, estime Pierre Lapointe. [Ces artistes], ce sont des stars. Moi, je suis un chanteur connu dans le milieu de la chanson et dans un giron un peu intello, outsider. Le milieu de la musique, le milieu de l'art contemporain, le milieu du théâtre…». C’est vrai que sa liste d’amis et d’accolades est impressionnante. Le clip de Toutes tes idoles, la première pièce du nouvel album, a été tourné dans l’atelier du céramiste Johan Creten. Lapointe a également été invité à chanter à l’anniversaire de Jean-Michel Othoniel. Sur son fil Instagram, on peut le voir poser aux côtés de l’iconique Amanda Lear, muse de Salvador Dalí.
«J’ai un statut là-bas qui est drôle, que j’arrive pas tout à fait à saisir. J’ai été nommé Commandant des arts et des lettres. Pas chevalier, là! Je suis passé directement Commandant. Je n’ai même pas eu de médaille au Québec ou au Canada, encore!, dit-il en riant. Je suis le seul Canadien de l'Histoire à avoir été immortalisé par Pierre et Gilles, c'est quand même drôle. À l'exposition, il y avait Marilyn Manson et Madonna à côté de nous. Il y avait Nina Hagen, aussi. Et il y avait Pierre Lapointe. Pas Bryan Adams ou Céline Dion.»
On ressent chez lui une certaine fierté lorsqu’il évoque ces expériences, mais qui est tempérée par son caractère assez réservé, laissant constater que Pierre Lapointe a beau être un virtuose à la plume fine et un esthète aguerri, il n’incarne pas pour autant le personnage du dandy hautain et princier. Même qu’il s’explique mal cette vision qu’on lui a accolée. «Quand ça a commencé, mon succès me dépassait tellement, puis mon image était tellement forte que je marchais en jogging dans la rue et les gens m’appelaient “Mon cherrr” et me parlaient en prose, se souvient Lapointe. Moi, j’étais allé deux-trois fois dans des soirées de poésie, j’avais le goût de vomir sur tout le monde puis de m’en aller en criant “Vous m'énervez!”. Puis là, j'étais rendu considéré comme un poète, j'avais des journalistes qui me parlaient de Baudelaire et de trucs que j'ai même pas lus, je savais pas c’était quoi. »
Tout ça rend d’autant plus difficile de mettre le doigt sur exactement qui, ou quoi, est vraiment Pierre Lapointe. De lui enlever l’étiquette de «poète» serait de passer à côté de toute la beauté brute et solennelle d’une chanson comme Le secret, qui se cache derrière ses airs de bossa nova, et d’oublier les millions de larmes qui ont été pleurées à travers le monde en écoutant sa musique. Et même s’il refuse le titre de «dandy», il demeure qu’il était tiré à quatre épingles à chacune de nos rencontres, peu importe qu’il soit fatigué ou malade. Le Pierre Lapointe que l’on s’est imaginé devant nos télés il y a 20 ans n’est peut-être pas celui qu’on croyait. Ou peut-être que ce ne l’était simplement pas encore.
Puisque, malgré toute sa tristesse d’adolescent et bien que rien n’ait vraiment été calculé, il sent qu’il «y a une vraie symbiose entre ce que je savais que j'étais et ce que j'ai fait».
Veste et pantalon (laine vierge) / Chemise (coton enduit), Moschino / Chaussures de la collection personnelle de Pierre Lapointe
Ce n’est que l’an dernier, lorsqu’il s’est mis à faire la promotion des 20 ans de son premier album qu’il s’est replongé dans l’état d’esprit dans lequel il était à l’époque. «C'est comme si je savais tout ce qui s'en venait, se souvient-il. Je savais que j'allais travailler avec des artistes individuels, que j'allais toucher au théâtre, que j'allais travailler avec des metteurs en scène, des designers, des architectes. Je savais que j'allais voyager, que j'allais faire plein d'albums, que j'allais aller dans tous les sens. Mais je n'avais rien fait. Quand je parlais à des gens, il y avait un décalage entre ce que je dégageais, ce que je disais, ce que j'avais fait. Aujourd'hui, avec le recul, je comprends.»
Finalement, ce n’est peut-être pas tant son personnage que Pierre Lapointe tente d’évader, mais plutôt le carcan d’une image statique de lui, mesurée par nos perceptions plutôt que par l’étendue de son talent ou de son désir de faire du bon et du beau. En enfilant avec fierté les bottes du crooner rive gauche, il démontre que l’audace ne réside pas dans le choix du médium, mais dans la sincérité d’un geste artistique pleinement assumé.
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