Ceci est la traduction adaptée d’un article de Andre Gee par Rolling Stone le 10 mars 2025. Nous republions l'article originalement intitulé avec la permission de son auteur. Notez que certaines subtilités et nuances peuvent différer de la version originale.
L’ascension de Doechii vers la célébrité rap après Alligator Bites Never Heal n’a rien de nouveau en soi. Mais cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu une star du rap émerger sans être accompagnée de controverses ou d’une volonté de provoquer le public pour générer de l’engagement sur les réseaux sociaux. Son attrait repose principalement sur sa musique, une direction artistique intelligente et un charisme indéniable. Son ascension donne l’impression d’un retour à une époque révolue de l’industrie musicale, une époque que les fans de la Gen Z n’ont jamais connue dans un contexte hip-hop. C’est peut-être pour cela que certains restent sceptiques à son sujet.
Si le mépris vient simplement du fait de ne pas aimer sa musique, soit. Personne n’est obligé d’aimer tout. Mais les discours les plus bruyants en ligne ressemblent davantage à des projections de misogynie, de queerphobie, de colorisme et à une incompréhension fondamentale du fonctionnement de l’industrie. Elle est souvent accusée d’être une industry plant, une attaque qui a refait surface ce week-end lorsqu’un extrait de son passage dans First We Feast est devenu viral.
Dans la vidéo, Doechii dit à son DJ, Miss Milan, qu’un drapeau rouge en matière de rencontres pour elle est «les hommes hétéros», ce qui a scandalisé les hommes qui idolâtrent des rappeurs appelant les femmes de toutes les façons possibles sauf un enfant de Dieu. Elle a été accusée de faire partie d’un agenda anti hommes. Certains ont supposé que, puisqu’ils ne comprenaient pas pourquoi elle devenait une star, son ascension devait forcément être le résultat d’un compromis impliquant un rejet des hommes hétérosexuels. Des pseudo-intellectuels l’ont péjorativement qualifiée de «bébé bell hooks», comme s’ils détenaient tous les documents classifiés prouvant que les médias populaires étaient une opération psychologique contre les hommes hétéros.
Curieusement, peu d’entre eux, voire aucun, n’ont pris en compte la montée de la culture incel et les statistiques accessibles sur les violences de genre, qui justifieraient qu’une femme ouvertement queer puisse se méfier d’un homme hétéro. L’indignation, les insultes et l’absence totale de remise en question suscitées par ses propos ont prouvé son point. Seuls ceux qui refusent de voir le patriarcat comme un système violent pourraient considérer que toute critique à son encontre relève d’un agenda idéologique.
Ce n’était que la dernière polémique sur les réseaux sociaux entourant Doechii, qui fait face à une nouvelle attaque dévalorisante à chaque nouvelle réussite dans l’industrie. Après sa performance chez Stephen Colbert, un post viral sur X l’a accusée de faire de la «musique d’esclave et d’Harriet Tubman». Azealia Banks l’a qualifiée de «version moche» d’elle-même. Et ceux qui ne l’insultent pas lui reprochent tout de même les travers de l’industrie.
L’obsession des grandes maisons de disques pour la viralité comme principal critère d’investissement a créé un environnement où l’on perçoit les artistes comme des tendances éphémères plutôt que comme des êtres humains. L’éclat de Not Like Us s’estompe lorsqu’on voit Kamala Harris l’utiliser lors d’un meeting. C’est pour cela que certains fans, après avoir vu trop d’étoiles montantes devenir des phénomènes passagers, finissent par crier à la supercherie.
À l’exception du cercle restreint des superstars de l’ancienne génération, l’industrie repose sur un tapis roulant d’artistes viraux qui, bien souvent, n’ont pas le talent nécessaire pour durer. Quand la nouveauté s’efface, l’artiste aussi. C’est pour cela que l’on se sent déstabilisé face à une nouvelle star qui ne semble pas destinée à disparaître aussi vite qu’elle est apparue.
Mais ce n’est pas le problème de Doechii. Son parcours de 11 ans est encore visible en ligne sur sa chaîne YouTube personnelle, où elle documente notamment le moment où elle a été licenciée d’un emploi insatisfaisant et a décidé de se consacrer pleinement à la musique. Elle a confié à Rolling Stone en 2023 qu’elle avait commencé en organisant des concerts 100% féminins, appelés Coven Showcase, dans sa ville natale de Tampa, en Floride. Elle a sorti Coven Music Session, Vol. 1 en 2019 et Oh the Places You’ll Go en 2020, affinant progressivement son son.
En 2023, elle a annoncé que son prochain projet serait un «album concept» prévu pour l’été, mais il semble qu’elle soit retournée à la planche à dessin avec Alligator Bites Never Heal. Elle a également cherché à s’améliorer personnellement en devenant sobre et en lisant des livres comme The Artist’s Way. «Le seul moment qui existe, c’est littéralement maintenant… J’ai réalisé : “OK, si le présent est tout ce qui existe, est-ce que j’ai vraiment envie d’avoir peur en ce moment ?” Non. Bitch, j’ai envie de faire une super chanson et de m’éclater», disait-elle dans son entrevue de 2023.
Mais au lieu de s’inspirer du fait que son engagement envers son développement personnel l’a menée à la célébrité qu’elle recherchait, ses détracteurs s’acharnent à trouver des raisons de discréditer son succès. Peut-être devraient-ils se demander si leur scepticisme injustifié est une juste récompense pour quelqu’un qui a osé affronter ses peurs.
Le buzz autour de Doechii a fait d’elle la star de la Semaine de la mode de Paris, où elle a fait ses débuts sur le podium pour DSquared2 et enchaîné plusieurs apparitions remarquées. Et à peine sortie de l’avion, elle est montée sur scène aux côtés de Lauryn Hill lors du festival Jazz in the Garden à Miami. Ceux qui s’indignent de la voir tisser des liens aussi puissants semblent oublier que c’est exactement ainsi que fonctionne l’industrie musicale depuis toujours. Les labels investissent massivement dans les artistes en qui ils croient, les grandes marques s’associent à eux et les légendes finissent par les remarquer. Ces dernières années, on s’est tellement habitués à voir les labels délaisser le marketing qu’une campagne bien exécutée ressemble désormais à une manœuvre suspecte, plutôt qu’à une simple stratégie bien rodée. Il est normal d’être agacé par le fait qu’un label essaie de nous faire aimer un artiste. Mais le marketing n’est pas un complot, et il est injuste de transférer cette frustration sur une artiste talentueuse.
L'expression industry plant est l’un de ces mots à la mode dont la signification n’a jamais fait consensus. Il peut convenir à un artiste qui surgit de nulle part tout en omettant de mentionner qu’il a un proche influent dans l’industrie. Mais il ne s’applique pas à Doechii, une vétérane de 10 ans qui a livré un projet audacieux et soigné, accompagné de clips inventifs et d’une direction artistique réfléchie. Son travail acharné justifie amplement le soutien marketing dont elle bénéficie.
Alors que les fans de rap pleurent la mort du statut de superstar dans le genre, certains s’indignent pourtant que Doechii en devienne une. C’est un paradoxe difficile à comprendre. Certains peuvent légitimement estimer que son style excentrique et animé ne leur correspond pas. Mais la critique a atteint un point où elle se retourne contre elle-même : on lui reproche que son label ait investi en elle — et qu’elle ait été à la hauteur.
Mais le plus décevant, c’est que certaines attaques semblent profondément ancrées dans le fait qu’elle est une femme noire, queer et à la peau foncée. Dans ce pays anti-Noir, ces trois facteurs représentent malheureusement trois obstacles majeurs pour une artiste.