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Timothée Chalamet a «repoussé ses limites» pour jouer Bob Dylan

L'acteur et ses partenaires de jeu nous plongent au cœur du plus grand film biographique de l'année

Timothée Chalamet a «repoussé ses limites» pour jouer Bob Dylan
PHOTOS: AIDAN ZAMIRI

Ceci est la traduction d’un article de couverture par Brian Hiatt originalement publié dans Rolling Stone le 18 novembre 2024. Nous republions l'article originalement intitulé How Timothée Chalamet 'Pushed the Bounds' to Play Bob Dylan in 'A Complete Unknown' avec la permission de son auteur. Notez que certaines subtilités et nuances peuvent différer de la version originale.

Il voyage dans le nord des États-Unis aujourd'hui. À quelque 100 kilomètres du Canada, là où les vents, soufflent fort à la frontière. Lorsque son pickup Toyota loué atteint une intersection ombragée par des arbres, il coupe le moteur et saute hors du véhicule dans l'air frais de la fin janvier. Il a enfilé un manteau en duvet par-dessus un coton ouaté gris, le capuchon tiré sur ses cheveux bruns en bataille. Sa destination est une petite maison carrée de couleur crème au coin de la rue, au bout d'un chemin encadré par deux buissons. À sa gauche, un panneau de rue relativement récent sur lequel on peut lire : Bob Dylan Drive.


Il a passé la dernière heure et demie à naviguer sur une autoroute 53 glacée, dérapant suffisamment entre les villes de Duluth et Hibbing, au Minnesota, pour faire courir les assureurs de deux grandes franchises hollywoodiennes à la recherche de Xanax. Mais Timothée Chalamet est en mission et ce pèlerinage est une de ses quêtes finales.

Il devait avoir quatre mois pour se préparer à jouer un jeune Bob Dylan au grand écran. Finalement, en partie grâce à une pandémie mondiale et à quelques grèves à Hollywood, il a eu cinq ans. Ce qui l'a mené loin. Au début, il ne savait pratiquement rien de Dylan. En bout de ligne, il est devenu un «disciple dévoué de l'Église de Bob», faisant référence à des prises alternatives (la chanson Percy’s Song de 1963 est une de ses obsessions) et à des chaînes YouTube d'enregistrements pirate de Dylan. «J'ai dû repousser la préparation, les limites, me dira-t-il, presque pour savoir psychologiquement que je les avais repoussées.»

Il a travaillé avec un coach vocal, un professeur de guitare, un coach en dialecte, un coach de mouvement et même un spécialiste de l'harmonica. Il a écrit les paroles de Dylan sur des feuilles de papier et les a collées sur ses murs. Chalamet amène sa guitare acoustique à ses cours de chant où il lui arrive parfois, sans prévenir, de parler en prenant la voix de Dylan. Dans le film A Complete Unknown, en salles le 25 décembre, on l'entendra chanter et jouer des chansons entières, en temps réel, enregistrées sur le plateau de tournage. «On ne peut pas recréer ça en studio, expliquera-t-il plus tard. Si je chantais sur une track de guitare préenregistrée, je pourrais entendre l'absence de mouvement du bras dans ma voix.»

Chalamet a grandi en vénérant Kid Cudi malgré ses «aspirations vouées à l’échec» de devenir rappeur lui-même. Il est toujours un fan dévoué de hip-hop, mais il a si profondément reprogrammé son cerveau qu'il commence à s'intéresser aux Grateful Dead. Et même lorsqu'il tournait d'autres films, Chalamet n'a jamais vraiment quitté le pays de Bob. Sur son téléphone, il y a une vidéo de lui sur le plateau de Dune chantant Don’t Think Twice, It’s All Right vêtu du pyjama intergalactique de Paul Atreides, ainsi qu'une photo où il joue de la guitare dans son costume de Willy Wonka.

Un homme de 82 ans aux cheveux blancs nommé Bill Pagel émerge de la maison pour accueillir Chalamet. Pagel, un pharmacien retraité et probablement le plus grand collectionneur de Bob Dylan au monde, a acheté cet endroit en 2019. Dylan y a vécu avec sa famille entre l'âge de 6 et 18 ans. Pagel veille à discrètement transformer la maison en un véritable musée en l'honneur de son ancien occupant, notamment en la remplissant d'objets de sa collection. Chalamet y passe une heure assis dans la chambre même où un jeune Robert Zimmerman regardait le sol enneigé et réfléchissait à son avenir. Il feuillette une collection de 45 tours que Dylan possédait réellement, comprenant des œuvres de Little Richard, Johnny Cash, Gene Vincent, Buddy Holly.

Chalamet visite ensuite l'école secondaire du coin, où il observe des étudiants répéter sur la même scène où Dylan jouait avec son groupe de rock & roll lorsqu'il était adolescent. Même le piano Steinway sur lequel il pratiquait est toujours là. Lorsque les adolescents du club de théâtre réalisent qui est en train d'assister à leur répétition, ils paniquent. Chalamet passe alors un moment à répondre à leurs questions.

Avant de quitter la ville, il retourne une dernière fois à la maison, cette fois suivi par trois jeunes femmes qui sortent de leur voiture, espérant obtenir un autographe ou une photo avec lui. Pagel le presse d’entrer. Chalamet découvre alors un artefact clé caché au sous-sol : un dessin réalisé par Dylan vers 1960 au verso de son exemplaire d’un album du chanteur engagé culte Woody Guthrie, auteur de This Land Is Your Land. Le jeune Dylan, alors en pleine transformation inspirée par l’image de Guthrie, s’est dessiné sur une route menant à New York marquée d'un panneau sur lequel on peut lire «Bound for Glory» (En route pour la gloire). Au bout du chemin, se trouve un dessin de Guthrie.

Dylan visualisait son avenir au sein de la scène folk de Greenwich Village sans moindrement se douter que le scénario d’un film biographique hollywoodien retraçant cette période de sa vie attirerait des générations de fans en salle plus de 60 ans plus tard. En janvier 1961, lors d'un moment légèrement romancé dans A Complete Unknown, Dylan visite Guthrie à l’hôpital du New Jersey où il était soigné pour la maladie de Huntington. Le jeune prodige sort sa guitare et chante pour son héros.

C'est le début du parcours improbable de quatre ans que retrace le film, durant lequel Dylan est devenu la relève artistique de Guthrie, enflammant une génération avec la prophétie brute de ses paroles imagées et le grondement rustique de sa voix, avant de s’armer d’une Fender Stratocaster pour se transformer en quelque chose de totalement différent. En chemin, il a été guidé par Pete Seeger, ami de Guthrie et chanteur folk (incarné dans le film par un Edward Norton impressionnant et méconnaissable), est tombé amoureux de la jeune artiste et militante politique Suze Rotolo (rebaptisée Sylvie Russo dans le film et interprétée par Elle Fanning), et a exploré une collaboration musicale et romantique avec la chanteuse Joan Baez (Monica Barbaro), dont la renommée surpassait initialement la sienne.

Contrairement à tant d'autres icônes des années 1960, Dylan s'est obstinément entêté à vivre, se renouvelant à chaque décennie, et c'est d'ailleurs ce qu'il continue de faire. Sa faculté à constamment se réinventer peut occulter à quel point il a changé le monde dès le début de sa carrière, notamment lors de sa phase électrique, lorsqu'il est passé de ses chansons acoustiques engagées à un rock tonitruant et abstrait. De nombreux concepts que nous prenons aujourd’hui pour acquis sur la musique populaire, tous genres confondus — que les superstars peuvent être des chanteurs non conventionnels, que la pop peut être un vecteur d’expression personnelle et politique profonde, que les paroles peuvent être de la poésie, que les artistes peuvent se transformer radicalement d’une époque à l’autre — trouvent leurs racines dans le travail de Dylan de 1961 à 1965. Son impact a largement dépassé le rock : des artistes comme Stevie Wonder et Nina Simone ont repris ses chansons et, comme George Clinton me l’a récemment rappelé, même le son et les paroles du Motown ont changé après Like a Rolling Stone.

Il a été suggéré que Dylan est trop mystérieux et trop inclassable pour le type de récit linéaire de A Complete Unknown, et que l'essence de ce personnage ne peut être incarnée que par un film non conventionnel comme I’m Not There (2007), dans lequel plusieurs acteurs se partageaient son rôle. Le réalisateur et co-scénariste du nouveau film, James Mangold, avait déjà ajouté sa touche hollywoodienne à l’histoire de Johnny Cash dans son plus récent film musical, la biographie oscarisée Walk the Line (2005). (Plus récemment, il a été choisi par Steven Spielberg pour lui succéder à la réalisation d'Indiana Jones and the Dial of Destiny.) Mangold refuse de croire que parce que Dylan est un génie révolutionnaire, il ne peut être présenté comme un être humain. Il tourne cette idée en dérision en prenant le ton d’un critique mal avisé : «Comment écrire sur Bob Dylan? Ce n’est pas assez éclectique! Vous devriez saigner pour Bob Dylan!»

Ceci étant dit, on ne peut pas surestimer la hauteur du défi auquel les artisans du film ont été confrontés. «Les gens sont profondément protecteurs à l'endroit de Bob Dylan et de son héritage musical, dit Chalamet, parce que c’est d’une certaine manière si pur, et ils ne veulent pas voir un biopic mal jongler avec ça.» Sans compter que l'acteur joue le rôle, pour reprendre ses mots, d'«une personne qui n'est pas simple à cerner», un artiste qui a toujours pris un certain plaisir à dissimuler sa véritable nature. En plus, il a du incarner une grande partie de son personnage à travers ses performances musicales. «Il n’a jamais voulu choisir la facilité», déclare le professeur de guitare de Chalamet, Larry Saltzman, un musicien qui a tourné pendant des années avec Simon et Garfunkel. «Si je lui proposais quelque chose comme : “OK, voici la vraie méthode, mais il y a un petit raccourci”, sa réponse était toujours : “Ne me montre pas le raccourci.”»

Chalamet finit par envoyer à Mangold une photo du dessin fait à la main par Dylan. La pureté de cette admiration héroïque renforce l’idée du réalisateur que, finalement, Bob n’est peut-être pas si insaisissable. «C’est vraiment juste un acte d’admiration et d’amour, dit Mangold en réfléchissant au parcours de Dylan. Ce jeune homme arrive. Il est inspiré. Je veux dire, ça ne pourrait pas être plus simple.»

Durant son séjour au Minnesota, Chalamet commence également à percevoir quelque chose chez Dylan qu’il reconnaît, un sentiment qu’il n’hésite pas à admettre avoir déjà ressenti lui-même : «Vous êtes connecté au destin. Mais cette connexion est fragile.»

Vous êtes connecté au destin. Mais c'est fragile.

Timothée Chalamet ne ressemble pas du tout à Bob Dylan en ce moment. Ici, à New York, dans les derniers jours du mois d'août, il ressemble à peine à Timothée Chalamet, en fait. Le tournage d'A Complete Unknown s’est terminé il y a dix semaines et, à l’autre bout du pays, Mangold est en sprint de post-production pour que le film soit prêt à temps pour sa sortie le jour de Noël. Chalamet, lui, se prépare déjà à tourner son prochain projet, Marty Supreme de Josh Safdie, dans lequel il incarne un champion de ping-pong des années 1950. Pour le rôle, il a coupé ses cheveux bouclés, qui comptaient visiblement pour au moins 25% de son «Thimotisme». La moustache et le bouc qu’il s’est laissés pousser lui en enlèvent au moins un autre 10%. Lorsqu’il se faufile dans un concours chaotique et surpeuplé de sosies de Timothée Chalamet à Washington Square Park quelques mois plus tard, avec les cheveux toujours courts, le bouc disparu et la moustache plus fournie, il ressemble encore moins à lui-même que le gars qui l'emporte.

Nous nous retrouvons dans le hall du fameux Chelsea Hotel, où Dylan a autrefois habité. Dans A Complete Unknown, une scène digne d’une affiche de film montre Chalamet, en pleine tenue de Dylan en 1965, se tenant devant l’enseigne au néon verticale de l'institution par une soirée brumeuse. L'endroit semble pas mal moins mythique en plein jour alors que Chalamet est sapé comme un étudiant, en short cargo et en t-shirt blanc à manches longues, une chaîne en or discrète autour du cou et une casquette des Yankees enfoncée sur la tête. Le seul rappel de sa célébrité hors du commun est la paire de Nike Field General '82 qu'il a aux pieds, une réédition qu’il a rendue virale à lui seul lorsqu’il les a portées avant leur lancement lors d'un match de la NBA l'an dernier.

Par un après-midi gris, nous avançons vers l’ouest sur la 23e rue et traversons la Huitième avenue, Chalamet esquivant les vélos avec aisance, en bon natif de Manhattan. Les rues sont bondées mais, étrangement, personne ne lui adresse le moindre regard. «Ici, c’est chez moi, dit-il. Je me sens bien.» Il a une réunion plus tard le jour même avec Safdie — qui semblait soulagé d’apprendre que notre entrevue portait sur Bob Dylan et non sur son projet de ping-pong apparemment ultra-secret — et il doit bientôt s’envoler vers la France pour la naissance du premier enfant de sa sœur aînée. Malgré tout, Chalamet semble détendu alors qu’il marche les mains dans les poches. Avoir enfin complété le tournage après tout ce temps doit y contribuer, mais il jure qu’il ne s’est jamais senti accablé par ce projet. «C’est le genre de pression que je veux dans ma vie, dit-il. C’est le genre de pression que j’adore.»

Vers le début du film, Dylan rencontre Guthrie dans sa chambre d’hôpital sombre où, dans l’une des libertés prises dans le scénario, Seeger, incarné par Norton, est déjà en visite. Bob se présente sous le nom de Dylan pour potentiellement la première fois de sa vie avec un mélange subtil de défi et d’hésitation. Puis, il joue du début à la fin Song to Woody, une des premières grandes chansons de Dylan. C’est une scène cruciale du film et elle s’avère être l’une des premières qu'a tournées Chalamet. Tandis que Guthrie (Scoot McNairy) et Seeger jugent la performance de Dylan à l’écran, le public fait de même avec celle de Chalamet. Dans la version finale du film, tout fonctionne parfaitement : le jeu de guitare, la sueur sur le front pâle de Chalamet,et la subtile prothèse sur son nez. «Sa performance est absolument extraordinaire», soutient Edward Norton.

«Je suis rentré chez moi et j’ai pleuré cette nuit-là, raconte Chalamet. Pas seulement parce que Song to Woody est une chanson avec laquelle je vis depuis toujours et que j’ai eu l’impression qu’on lui donnait vie, mais aussi parce que j’ai eu l’impression de m’effacer de l’équation. La fierté que je ressentais n’avait rien de vaniteux. Je me suis juste dit : “Wow, c’est comme du théâtre à l’ancienne ou quelque chose comme ça.” En toute humilité, on redonne vie à quelque chose qui s’est produit pour le faire découvrir à un public qui ne le connaîtrait pas autrement. C'est honorable.»

L'acteur a entendu parler pour la première fois de A Complete Unknown alors que le projet s'intitulait Going Electric, en référence au livre de 2015 d'Elijah Wald, Dylan Goes Electric! Newport, Seeger, Dylan, and the Night That Split the Sixties. Le scénario faisait partie d'une liste de projets potentiels lui ayant été envoyée par courriel. Mangold n'était pas encore associé au projet. À ce moment-là, Chalamet avait une image assez floue de Dylan, qu’il percevait comme une figure lointaine que les amateurs de musique se sentaient obligés de vénérer, un artiste apprécié par le père d’un ami d’enfance. Au départ, Chalamet aimait simplement le style de Dylan. «En faisant une recherche rapide sur Google, il y avait quelque chose dans son regard.»

Il a rapidement appris que Dylan se voyait d'abord comme un artiste rock avant de devenir une superstar de la musique folk, puis de revenir au rock pour atteindre à nouveau la célébrité. Chalamet a vite établi un parallèle entre ce parcours et sa propre expérience. Selon sa façon de voir les choses, Dylan, malgré toute son admiration pour des figures comme Guthrie, Lead Belly et Odetta, a utilisé le folk comme une sorte de porte de sortie. «S’il ne pouvait pas devenir Elvis ou Buddy Holly immédiatement, explique Chalamet, il a trouvé Woody Guthrie et des trucs un peu plus accessibles et il s’est avéré vraiment doué pour ça. Ça, ça m’a immédiatement touché.»

Chalamet est devenu une star de cinéma grâce à ses rôles dans des films indépendants qui ont largement dépassé les attentes au box-office : un adolescent éveillé sexuellement et en pleine expérimentation avec un fruit dans Call Me By Your Name, un connard arrachant une virginité dans Lady Bird, un jeune toxicomane torturé dans Beautiful Boy et un prétendant amoureux dans Little Women. Mais il n'a jamais rêvé de drames intimistes. Enfant, il regardait The Dark Knight en boucle. Il a passé des auditions pour des franchises d’action, comme Maze Runner et Divergent, mais chaque fois, il a échoué. «J’obtenais toujours le même retour, dit-il avec un pincement au cœur. "Oh, tu n’as pas le bon physique." Un agent m’a même appelé un jour pour me dire : "J’en ai marre de recevoir toujours le même retour. On va arrêter de te proposer pour ces projets plus importants parce que tu ne prends pas de poids." J’essayais de prendre du poids, mais je n’y arrivais pas! Mon métabolisme ou je ne sais quel merde ne me le permettait pas.»

C'était un jeune acteur brillant, doté d'un talent extraordinaire pour interpréter des rôles riches dans des films indépendants, mais il prenait aussi ce qu'il pouvait. «Je frappais à une porte qui ne voulait pas s'ouvrir, illustre-t-il. Alors je me suis tourné vers ce que je pensais être une porte plus humble, mais qui s'est en fait avérée explosive pour moi.» Chalamet a finalement trouvé sa place dans les films Dune. Sans détour, il voit son rôle de messie de l’espace chevauchant des vers des sables en l’an 10 191 comme sa propre phase «électrique». Ses premiers rôles, dit-il, étaient «tellement personnels et vulnérables. Il y a une intimité dans ce travail que je retrouve dans la musique des débuts de Bob, dans ses premières chansons folk.» Il s’arrête un instant, puis y va d'une métaphore. «Et puis, à un moment, on veut utiliser d’autres instruments.»

Il se retrouvait aussi dans le fait que l’histoire de Dylan, ainsi que son art, ne peuvent pas se réduire à un traumatisme particulier. Contrairement à Cash ou disons, Dewey Cox, il n’est pas alourdi par son passé et ne regarde pas en arrière. Dylan n’a jamais eu besoin de réfléchir à toute sa vie avant de jouer, Chalamet non plus. «Je me reconnaissais dans ce sentiment que mon talent pouvait simplement être mon talent, dit-il. J’ai grandi dans un logement pour artistes, le Manhattan Plaza, une manière assez atypique de grandir. Je pourrais essayer de vous en donner une image négative. Je pourrais essayer de vous en donner une image positive, mais c’est un peu de tout. C’est nuancé.» Ce qu’il essaie de dire, c’est que cela n’a pas d’importance. «Je n’ai pas besoin de cibler une chose particulière de ma jeunesse. Ton talent est ton talent. Ce que tu dois exprimer, c’est ce que tu dois exprimer. Tu n’as pas besoin du Big Bang.»

Elle Fanning est comédienne depuis l'âge de trois ans, mais elle n'avait jamais été aussi excitée par une répétition. Pendant la préproduction de A Complete Unknown, un assistant lui a envoyé un horaire pour la semaine, mentionnant au passage une répétition avec Mangold… et Bob Dylan. «J'étais comme, "Oh mon Dieu !"» dit-elle via Zoom, les yeux bleus pétillants. Je la joins un dimanche après-midi d’octobre alors qu'elle se détend dans sa chambre d’hôtel en Norvège lors d’une journée de congé du tournage d’un film avec le réalisateur Joachim Trier. «Je pensais à tout ce que je pourrais dire et demander. Je choisissais ma tenue en me disant: "Je vais rencontrer Bob Dylan aujourd’hui!"»

Cette nuit-là, je suis rentrée chez moi et j’ai pleuré. C'est une chanson avec laquelle je vivais depuis toujours et nous lui avons donné vie.

Les créateurs de A Complete Unknown espèrent que le film fera naître une nouvelle génération d’admirateurs de Dylan. Croyez-le ou non, il existe déjà quelques fans de la Génération Z dans les marges des réseaux sociaux qui considèrent Bob comme une véritable icône. Mais Fanning, 26 ans, a une longueur d'avance sur eux. Elle en est fan depuis l’âge de 13 ans, quand le scénariste et réalisateur Cameron Crowe lui a fait découvrir la musique de Dylan sur le tournage de We Bought a Zoo. «J’écrivais "Bob Dylan" sur ma main tous les jours au secondaire», raconte-t-elle. Jouer le premier amour de Dylan était donc un cadeau du ciel pour elle.

Ce jour-là, alors qu’elle s'attendait à rencontrer son idole, Fanning ouvrit la porte et trouva Mangold, barbu et à l’allure imposante. À côté de lui se tenait Timothée Chalamet. Personne d’autre. La confusion était simple : dans un souci d’immersion, Chalamet était inscrit comme «Bob Dylan» sur les feuilles d’appel de la production, ce qui a créé un malentendu. «Je suis probablement la première personne au monde à être déçue d’avoir une répétition avec Timothée Chalamet, non? Genre, la première fille de l’histoire», avance Fanning.

Bien qu'il n'était pas sur le plateau, le véritable Dylan a bel et bien été impliqué dans A Complete Unknown et figure même au générique à titre de producteur exécutif. Pendant la pandémie, il a eu plusieurs rencontres avec Mangold à Los Angeles et a fini par passer le scénario en revue, ligne par ligne. «Jim a une copie du script annotée par Bob quelque part, avance Chalamet. Je ferais tout pour mettre la main dessus, mais il ne me le donnera jamais.»

«J’avais l’impression que Bob voulait juste savoir ce que je faisais, dit Mangold. "Qui est ce type? Est-ce que c’est un idiot? Est-ce qu’il me saisit?" — Les questions normales que quelqu’un se pose quand il s’associe à ce genre de projet.»

Mangold ne le dira pas directement, mais Fanning rapporte que c'est Dylan lui-même qui voulait que le film évite d’utiliser le vrai nom de sa première petite amie à New York, Suze Rotolo, décédée en 2011. Artiste et militante, elle lui a fait découvrir la politique de gauche en plus de lui inspirer Don’t Think Twice, It’s All Right, parmi bien d’autres chansons. Elle apparaît aussi à son bras sur la pochette de son deuxième album, The Freewheelin’ Bob Dylan. Selon Dylan, Rotolo était «une personne très discrète qui n’avait pas demandé cette vie, explique Fanning. Elle était manifestement quelqu’un de très spécial et sacré pour Bob.» Près de 60 ans après leur rupture, Dylan demeure protecteur envers celle qu’il a un jour décrite comme «l’amour rêvé de ma vie».

Bien que le personnage soit renommé Sylvie Russo, son arc narratif est l’un des moins romancés du film — une scène où elle confronte Dylan sur son changement de nom correspond en tous points au récit de Rotolo dans ses mémoires de 2008, A Freewheelin’ Time. Dylan a personnellement ajouté une réplique à son personnage lors d’une scène de leurs disputes. «C’était quelque chose comme : "Ne te donne même pas la peine de revenir", raconte Fanning. On sait que leurs disputes étaient réelles, peut-être qu’il se souvenait de quelque chose ou qu’il regrettait quelque chose qu’il lui avait dit.» Dans le film, Russo déplore l’idée de rentrer d’un voyage en Europe pour «vivre avec un ménestrel mystérieux» et Dylan, dont le premier album a fait un flop, rétorque : «Les ménestrels mystérieux vendent plus de 1000 disques. Peut-être que tu ne devrais tout simplement pas revenir du tout.»

La performance profondément émouvante de Fanning met superbement en valeur la relation Dylan-Russo. Leur magnifique scène d’adieux séparés par une clôture, qui semble prédestinée à figurer dans un futur montage célébrant la magie du cinéma, est particulièrement émotive. Cette séquence où Dylan allume deux cigarettes entre ses lèvres avant d’en tendre une à Russo rend hommage à une scène célèbre du classique de Bette Davis de 1942, Now, Voyager. Fanning et Chalamet ont chacun regardé le film la veille du tournage de cette scène. «Timmy a pleuré en regardant le film, relate Fanning. Je lui ai dit : "Toi, tu as pleuré? Petite nature!"»

Fanning elle-même a été émue aux larmes la première fois qu’elle a entendu Chalamet chanter sur le plateau. «Nous étions dans un auditorium et j’étais assise parmi tous ces figurants, se souvient-elle. Jim a offert à Timmy d'offrir un vrai concert à la foule. Pendant qu'il chantait Masters of War et A Hard Rain’s A-Gonna Fall, j'étais comme : "Mon Dieu!" Nous tremblions tous, c’était tellement surréaliste d’entendre ça. C'était parfaitement exécuté, sans être caricatural. C’était toujours Timmy, mais aussi Bob. Ça m’a donné des frissons.» Par après, elle a entendu certains figurants débattre pour savoir si Chalamet faisait du lip-synch. «Je leur ai dit : "Il chante, je sais qu’il chante!"»

Avant le tournage, on a averti Fanning que Chalamet serait plutôt discret sur le plateau, sauf avec elle. Ils se connaissaient déjà bien pour avoir interprété un couple dans A Rainy Day in New York en 2019. Monica Barbaro, dont le personnage de Joan Baez entretient une liaison plus épineuse et conflictuelle avec Dylan — «T’es un peu un trou du cul, Bob», lui lance-t-elle dans une scène post-coïtale — n’a rencontré Chalamet qu’une semaine avant le début du tournage. À ce moment-là, il était déjà vêtu comme Dylan. «Beaucoup d’amis me demandaient : "L’as-tu rencontré? L’as-tu rencontré?" raconte Barbaro. Au final, c'était la bonne chose à faire de patienter et de le rencontrer seulement une fois dans la peau de nos personnages.»

Barbaro, qui a joué la seule pilote de chasse d'élite féminine dans Top Gun: Maverick, souligne que Chalamet ne s'est pas immergé dans son rôle au point de demander à ce qu'on l'appelle Bob sur le plateau (bien que Mangold mentionne qu’il choisissait parfois de le faire). «Ce n’était pas si intense, dit-elle en riant. Ce n’était pas du genre “Ne le regardez pas dans les yeux”. On s’est dit bonjour, on s’est fait un câlin. Je lui ai dit : “Je viens de voir Dune!”»

Mais sur le plateau, Chalamet restait «dans sa bulle d’une manière qui, je pense, reflétait celle de Bob lui-même. Et cela a vraiment contribué à la dynamique entre Bob et Joan», observe Barbaro. Une fois, alors que les deux acteurs discutaient entre deux prises, Mangold a remarqué que la voix de Dylan de Chalamet commençait à s’atténuer. «À ce moment-là, ajoute-t-elle, je pense qu’on s’est dit tous les deux : “Non, plus de discussions!”»

Chalamet a fait beaucoup de ce genre de choses pour tenter de rester dans le bon état d'esprit. «Il était hyper discipliné, raconte Edward Norton. Pas de visiteurs, pas d’amis, pas d’agents, rien. “Personne ne vient autour de nous pendant qu’on fait ça.” On a voulu faire de notre mieux pour représenter une figure sacrée aux yeux de beaucoup de gens. Et j’étais complètement d’accord — c’était comme, on ne peut absolument pas avoir de distractions pour ça. Il faut y croire autant que possible. Il avait raison d’être aussi protecteur.»

Le talent est le talent, tout simplement. Tu dois exprimer ce que tu as à exprimer.

Chalamet explique qu’il a appris à instaurer une certaine ambiance sur un plateau en s'inspirant de ses anciens partenaires de jeu. «Les grands acteurs avec qui j’ai travaillé, comme Christian Bale dans Hostiles» — Bale était célèbre dans sa jeunesse pour son intolérance aux distractions sur le plateau — «ou Oscar Isaac dans Dune savent trouver un certain équilibre pour protéger leur processus.» Chalamet, lui, a fait un effort conscient pour retrouver la sensation qu’il éprouvait «quand les gens ne s’intéressaient pas à la manière dont je travaillais parce qu’ils ne savaient pas encore qui je suis. C'était mon expérience sur Call Me By Your Name».

Sa façon d'en parler montre à quel point il a pris ce rôle au sérieux. «Ça peut paraître prétentieux, mais l'idée de perdre un moment de découverte en tant que personnage — parce que j’étais sur mon téléphone ou distrait par autre chose — me faisait paniquer avant de m’endormir, poursuit-il. J’ai eu trois mois de ma vie pour jouer Bob Dylan après cinq ans de préparation. Alors, pendant ce moment, c’était ma seule et unique priorité. J'ai tout le reste de ma vie pour être Timmy!»

Le fait que les tournages en extérieur aient été envahis par des paparazzis amateurs et professionnels, un phénomène qui se produit fréquemment sur de grosses productions, n'a pas aidé la tâche, y compris celle des autres acteurs. «C’était parfois compliqué à gérer d’avoir un tas de gens qui vous regardent, téléphones à la main, alors que vous êtes censé être en 1961, en train de marcher dans la rue avec une valise et pas de téléphone», confie Barbaro.

Chalamet ne veut pas s’en plaindre. «Ça, on ne peut vraiment rien y faire», dit-il. Il aime se dire que c’est une bonne chose, car ça signifie que les gens «s’intéressent, d’une certaine manière, à ce sur quoi vous travaillez.»

Ils s'intéressent surtout à lui, bien sûr. De l'extérieur, Chalamet semble gérer sa célébrité avec une élégance inhabituelle. Il est en couple avec Kylie Jenner, mais demeure très privé à ce sujet. Il est plus célèbre que bien des influenceurs, mais poste moins sur les réseaux sociaux que Dylan lui-même ces derniers temps. Dans le film, cependant, son Dylan est traumatisé par la célébrité et l’interprétation que fait Chalamet de la paranoïa, de la peur et de l’isolement que cela engendre chez lui est particulièrement incarnée. Lorsque j'aborde le sujet, il reste silencieux pendant un bon 20 secondes. Puis, il dit qu'il pourrait donner une réponse de 45 minutes, mais il esquive finalement la question.

«Je ne veux tout simplement pas utiliser ces mots, "isolé", "peur" et "paranoïa"», dit-il, avec un ton méfiant. Que ces mots soient vrais ou non, je pense juste que ce n’est pas la bonne façon d’aborder la chance et la bénédiction que représente le fait de travailler. Même si c’est valable, ce n’est pas vraiment un endroit où je veux aller.»

Le début de vie de Timothée Chalamet est minutieusement archivé grâce à une jeunesse passée sous l’œil d’un panoptique numérique qui n’épargne personne. Nous avons vu des photos de lui en train de câliner sa blonde du secondaire, Lourdes Leo. Une performance de 2012 lors d’un concours de talents où il rappe sous le nom de Lil’ Timmy Tim devant un public féminin hilarant de ravissement a accumulé plus de cinq millions de visionnements sur YouTube. Mais une partie de lui semble aspirer à rester plus énigmatique, comme Dylan. Il sait peut-être aussi que ce n’est pas vraiment possible, ce qui expliquerait pourquoi il a fait ce geste incroyablement peu «Dylanien» en apparaissant à ce concours de sosies. Au cours de nos entretiens, c'est tout ou rien : il oscille entre les confessions fleuve et une extrême prudence.

«Nous pouvons nous comprendre, car nous faisons ce métier depuis si longtemps, déclare Fanning en réfléchissant à Chalamet et à la manière dont le film représente les fardeaux de la célébrité. Les gens ont l’impression d’avoir une forme de propriété sur vous. Comment se libérer de ça, comment se frayer son propre chemin?... Dirions-nous que l’ascension de Timothée vers la célébrité est similaire à celle de Bob? Peut-être. C’est relativement semblable, non? Vous êtes jeune, puis quelque chose se passe et c’est comme une explosion.» Elle rit. «Mais on sait que le nom de Timothée est vraiment Timothée Chalamet. On sait où il a grandi, on a vu des photos de sa mère, il a une sœur et n’est-il pas allé à LaGuardia, la célèbre école des arts de la scène de New York? On sait tout ça! Il n'est pas un mystère.»

Chalamet n’a toujours pas rencontré ou parlé à Dylan, bien qu’il en rêve. Mais Barbaro, elle, a pu discuter avec la vraie Joan Baez. «Je faisais constamment des rêves où je la rencontrais», raconte Barbaro, assise sur un canapé dans le même bâtiment du lot de 20th Century Studios où Mangold a monté le film. Elle a eu besoin de prothèses pour reproduire les dents de Baez, mais elle partage naturellement ses pommettes. Elle dégage toujours l'essence de son personnage avec ses cheveux bruns, sa veste en jean surdimensionnée, sa jupe et ses sandales en cuir. «Je ne suis pas vraiment du genre à dire : “J'ai fait un rêve, je dois absolument le réaliser”, dit-elle. Malgré mes nombreuses recherches, j’avais l’impression qu’il me manquerait quelque chose si je ne l’approchais pas. Il fallait qu’il y ait une connexion.» Lorsqu’elle a finalement eu Baez au bout du fil, la chanteuse et militante lui a dit qu’elle espérait que Barbaro la contacterait.

Barbaro s’est presque sentie coupable de contribuer à réduire une artiste légendaire à un rôle d'amoureuse, aussi bien composé soit-il. «Sa vie est tellement plus importante que le rôle qu’elle a joué dans celle de Bob, dit l'actrice. Elle mérite son propre film ou sa propose série limitée.» Baez elle-même a aidé Barbaro à surmonter ce sentiment. «À un moment, elle m’a dit : “Je suis juste dans mon jardin, à regarder des oiseaux.”... Et j’ai pensé : “Ah oui, ta vie ne dépend pas de ce que ce film dira de toi.”» La Baez de Barbaro, fidèle à la réalité, se tient comme l’égale de Dylan, se mesurant à lui sur scène et en dehors. Leur dynamique est si crédible qu’une scène où on voit les deux icônes culturelles se chamailler en sous-vêtements semble presque transgressive, comme si c'était quelque chose que nous ne devrions pas voir.

Dans la vraie vie, Dylan était au départ bien plus intéressé par la petite sœur de Baez, Mimi, un personnage qui a finalement dû être écarté du récit. «Ça ne marchait tout simplement pas, explique Mangold. Si vous incluez tous ces gens, vous vous retrouvez avec une parade. Si on calcule que 40% du film, c’est la musique, il reste seulement 75 minutes, incluant le générique, pour raconter l’histoire humaine. C’est incroyable à quel point il faut faire des choix narratifs.»

Barbaro a contesté même les plus petites modifications factuelles. Par exemple, plusieurs scènes montrent Baez et Dylan en duo avec des guitares, alors qu’en réalité, Baez laissait Dylan jouer seul. «Jim disait : “J’aime tellement cette image.”» Ou, comme Mangold me l'a résumé par après : «Vous ne pouvez pas faire un film qui ressemble à un article Wikipédia.»

Le plus grand défi de l’actrice a été d’essayer de reproduire le plus justement possible la voix de chant de Baez, un instrument classique d'une grande beauté. Barbaro avait à peine chanté en public auparavant et encore moins dans un film; elle était donc terrifiée. Comme Chalamet, elle a travaillé avec le coach vocal Eric Vetro, qui a entraîné Austin Butler pour incarner Elvis Presley. Mais elle n'a pas été regardante sur le doublage de sa propre voix. Après que j’ai vu une version inachevée du film, elle s’apprêtait à reprendre une dernière fois ses performances vocales, essayant de capturer parfaitement le large vibrato de Baez. Malgré tout, elle ne s’attend pas à impressionner Baez elle-même. «Elle écoutera probablement le film et dira : “Non!”»

En parallèle au tournage du film, Barbaro travaillait également sur la série Netflix FUBAR avec Arnold Schwarzenegger dans laquelle elle joue sa fille. Il se trouve que Schwarzenegger est fan de Baez : une de ses performances à la fin des années 60 a été son premier spectacle. «Joue pour moi, lui a-t-il dit, et Barbaro s’est retrouvée à chanter Don’t Think Twice pour le Terminator.

J'ai eu trois mois de ma vie pour jouer Bob Dylan. Alors pendant ce temps, c'était ma seule priorité. J'ai tout le reste de ma vie pour être Timmy!

Edward Norton a accepté de jouer Pete Seeger à la dernière minute après que l’acteur initialement prévu, Benedict Cumberbatch, ait dû se retirer. Ça lui a laissé seulement deux mois pour se préparer à un rôle exigeant à la fois une transformation physique complète et des performances au banjo, un instrument qu’il n’avait jamais touché. Assis dans un café de Malibu, en Californie, non loin de chez lui, Norton dit qu’il n’a pas hâte de discuter de son processus. «Si je suis devant une fucking caméra et que quelqu’un me demande : “Alors, parlez de la façon dont vous avez appris le banjo ou ruiné vos propres dents ou rasé votre tête ou quoi que ce soit"… Regardez Dylan en 1962. Ce gars avait 21 ans. Et, d’une manière ou d’une autre, il savait déjà qu'il ne faut pas laisser les gens voir derrière le fucking rideau.»

Précisons que Norton a bel et bien ruiné sa dentition en laissant un dentiste faire des choses regrettables à sa bouche pour reproduire le sourire tordu de Seeger. Il a également reculé sa ligne de cheveux en la rasant et a mis en pratique son expérience de la guitare pour apprendre le banjo en deux mois, même si un peu de tricherie a été inévitable pour les passages les plus difficiles. Et tout comme Chalamet avec Dylan, il a réussi à reproduire de façon troublante la voix réelle de Seeger. Depuis, il a fait réparer ses dents et laissé ses cheveux repousser. À 55 ans, il est toujours aussi en forme qu’à l’époque de Fight Club et l’intensité de son regard bleu lors de conversations enflammées rappelle celle de plusieurs de ses personnages.

Né en 1919, Seeger est de la génération précédente à Dylan. Il alliait déjà musique et activisme pendant la tendre enfance du plus jeune. (Baez a d'ailleurs confié à Norton que Seeger était trop formel pour être à l’aise avec les câlins de ses jeunes amis, un détail que Norton utilise de manière amusante à l’écran.) Il a été mis sur liste noire pendant l’ère McCarthy et relégué à la contre-culture. Ainsi, bien que les Dylan et Seeger du film aient une relation plus proche que leurs homologues réels, il ne fait aucun doute que Seeger était ravi de voir Dylan rejoindre des millions de jeunes avec ses premières chansons de protestation. Norton me montre une photo sur son téléphone où Seeger et Dylan sont assis côte à côte lors d’un voyage dans le Sud ainsi qu'une autre où Seeger regarde Dylan jouer devant une immense foule, son visage illuminé d’une joie paternelle.

Au final, Dylan a surtout été fidèle à ses propres instincts artistiques plutôt qu’à une communauté ou à un des idéaux politiques, ce qui a brisé le cœur de Seeger et de Baez. «Il s’avère que Dylan est en réalité un artiste et non une figure politique, dit Norton. L’intégrité de Pete Seeger est totalement différente de celle de Dylan.» Norton a manifestement intégré quelque chose de Bruce Springsteen, son ami depuis 30 ans et disciple de Seeger, dans sa performance, à travers les éclats de dureté qu’il laisse entrevoir derrière le visage public d’affabilité.

La rupture finale entre les deux hommes, alors que Dylan jouait sur scène avec un groupe de rock au Newport Folk Festival, le 25 juillet 1965, est l’un des moments les plus mythiques et confus de l’histoire musicale des années 1960. Ce moment a toujours été présenté comme celui où Dylan a troqué sa guitare acoustique pour une guitare électrique, bien qu’il ait joué avec un groupe rock en studio dès Mixed-Up Confusion en 1962 ainsi que sur la moitié de Bringing It All Back Home, sorti quatre mois avant Newport. Sans compter que Like a Rolling Stone trônait déjà dans les palmarès au moment du festival. Mais la foule, du moins une partie, l’a effectivement hué. Et dans la version la plus archétypale de l’histoire — sur laquelle le film s’appuie fortement — Seeger aurait été profondément offensé par la décision de Dylan d’étouffer ses propres paroles et de violer l’esprit communautaire et folk du festival avec du bruit tapageur.

«Chaque personne à qui j’ai parlé et qui était littéralement là, à ce moment précis, m’a dit que Pete avait pété les plombs comme jamais auparavant», raconte Norton. Le film ne va quand même pas jusqu'à mettre en scène la légende farfelue selon laquelle Seeger aurait saisi une hache pour littéralement couper le courant, mais il fait un clin d’œil au fait qu’il y avait des haches à proximité. Et le film tente quelque chose d’encore plus audacieux en intégrant un incident tristement célèbre — un certain cri de trahison venant de la foule — qui s’est en fait produit au Royaume-Uni un an plus tard. «Jim n’était pas intéressé à faire un autre documentaire, commente Norton. Il voulait créer une sorte de fable.»

Il ne faut pas trop se fucking prendre au sérieux. Profitons simplement de la vie.

Dylan lui-même s’est toujours peu intéressé à l'exactitude des faits. Ses propres mémoires, Chronicles, relèvent davantage de la littérature postmoderne que d’une véritable autobiographie. En 2019, il a collaboré avec Martin Scorsese pour soupoudrer le documentaire Rolling Thunder Revue d’une quantité impressionnante de fiction. Norton, qui a échangé des textos avec Thom Yorke au sujet de la manière dont les performances de Dylan dans ce film sont «punk rock», trouve tout ça hilarant. «C’est un vrai fauteur de troubles» dit-il, notant le «plaisir évident» du chanteur à déformer les choses.

Norton raconte que Mangold lui a dit que Dylan avait insisté pour inclure au moins un moment totalement faux — il ne dévoilera pas lequel — dans A Complete Unknown. Quand le réalisateur a exprimé une certaine inquiétude quant à la réaction du public, selon Norton, Dylan l’a regardé fixement. «Pourquoi te soucies-tu de ce que les autres pensent?» a-t-il demandé.

Chalamet et moi nous dirigeons vers le bord de la rivière Hudson, tout près du complexe sportif Chelsea Piers. Nous nous asseyons côte à côte sur un banc, face à un horizon vaste et sans soleil voilé d’une brume grise. C’est à ce moment que nous commençons à parler de destinée. Son séjour dans l’État natal de Dylan lui a rappelé ses visites dans l’arrière-pays français. «Mon père a grandi dans le Minnesota de la France, on pourrait dire, explique-t-il en parlant vite, avec une certaine urgence. Je passais mes étés dans cette région et je ressentais exactement la même chose; l’impression d’être enfermé, que vous avez quelque chose de plus à exprimer.»

«Je pouvais profondément m’identifier à ça, dans ma propre vie, dans ma propre carrière», poursuit-il. Il se sentait destiné à un certain avenir, mais également vulnérable, comme s’il pouvait facilement être dévié de sa trajectoire. «Si tu veux que Dieu rie de tes plans, dis-les à voix haute. Au début de ma carrière, même mes amis proches pouvaient dire quelque chose qui allait m'obséder pendant une semaine. Et puis, par détermination, il faut se remettre sur une certaine voie. Je n’ai jamais changé mon nom, mais je comprends pourquoi certains le font. Je le ressens au plus profond de moi.» Pourquoi Robert Zimmerman aurait-il eu besoin de devenir Bob Dylan? «Tu peux te regarder dans le miroir, suggère Chalamet, et réaliser que ton nom ne reflète pas tout de ce que tu ressens à l’intérieur.»

Quand j’évoque le nombre impressionnant de parallèles entre Paul Atréides, Bob Dylan, et peut-être même lui-même — cette idée de l’Élu, du Lisan al Gaib, de la destinée messianique — Chalamet prend la question très au sérieux. «La grande différence est que, pour Paul Atréides, sa destinée est prédéterminée, ça fait partie de son ressentiment envers son statut. Il a l’impression que ça n’a rien à voir avec lui, d’une certaine façon. C’est une grande source d’angoisse existentielle. Alors que pour Bob, il y a une joie malicieuse à savoir que, oui, ton talent, ta capacité unique, c’est ton propre fait, un don de Dieu en quelque sorte. Je pense que ça suscite probablement toujours une fierté chez lui.» Et pourquoi Chalamet est-il attiré par ces rôles de sauveur? Il rit, finalement. «Hey man, dit-il, ce sont eux qui me trouvent, pas l’inverse.»

À l'école secondaire, il avait l’impression de devoir esquiver «la drogue et l’alcool partout.» «J’avais l’impression d’avoir ce petit truc à protéger, un potentiel ou quelque chose.» Il commence alors à parler d’un autre point commun qu’il partage avec Dylan : cette célébrité vertigineuse qu’ils ont connue à peine sortis de l’adolescence. «C’est vraiment quelque chose, à cet âge-là, dit-il. Vraiment.» Mais il change rapidement de sujet.

Dylan a craqué peu après les événements dépeints dans le film, enfourchant sa moto pour finir dans un certain isolement à Woodstock, dans l’État de New York. Chalamet reconnaît que son temps d’arrêt pendant la pandémie, durant lequel il a séjourné dans cette même ville du nord de l’État, a eu un effet similaire. C’était «un face-à-face imposé avec moi-même, une occasion de faire le point et de me dire : "Ok, voilà où j’en suis", dit-il. En même temps, on peut se regarder dans ce miroir trop longtemps et créer une ornière qui n’existe pas vraiment.» La célébrité peut amplifier ce danger : «Avec l’attention, ou peu importe, il faut être encore plus prudent.» Il prend une respiration. «Et aussi, il ne faut pas trop se fucking prendre au sérieux. Profitons de la vie, tout simplement.»

À plus d'une reprise, il m'a dit qu’il était pleinement conscient qu’il ne pourrait jamais rejouer Bob Dylan, que le «rôle d’une vie» était derrière lui. Je lui fais remarquer que ce n’est pas tout à fait vrai, puisqu'il est assez jeune pour aisément reprendre ce rôle à un moment ultérieur dans sa carrière ou dans la chronologie de Dylan.

«Oh mon Dieu, oui, dit-il. Je n’y avais jamais pensé, mais tu as raison. S’il y a bien quelqu’un qui le mérite, en termes de transformation — Rolling Thunder Revue, la renaissance religieuse, Time Out of Mind...» Son visage s’illumine. «C’est une idée intéressante!»

*

CRÉDITS DE PRODUCTION

Stylisme : TAYLOR MCNEILL chez THE WALL GROUP. Coiffure : JAMIE TAYLOR chez A-FRAME AGENCY. Maquillage : ANA TAKAHASHI chez ART PARTNER. Production : OBJECT & ANIMAL. Productrice exécutive : EMI STEWART. Productrice : REESE LAYTON. Coordinatrice de production : BOMIN AHN. Directeur de la photographie : PETER HOU. Post-production : GINA CROW. Montage : NEAL FARMER. Montages supplémentaires : WILL TOOKE. Coloriste ETHOS : DANTE PASQUINELLI. Producteur : NAT TERESCHENKO. Responsable de la production : NATASHA SATTLER. Producteur exécutif : James Drew. EP/MD : ELIANA CARRANZA-PITCHER. Studio sonore : CONCRET FORM. Design sonore : RAPHAËL AJUELOS. Monteur sonore : INÈS ADAM. Designer de production : GRIFFIN STODDARD chez STREETERS. Coordinateur artistique : VIVIAN SWIFT. Chef machiniste : JORDAN YASMINEH. Assistance photographique : ROWAN LIEBRUM et TUCKER VAN DER WYDEN. Technicien numérique : HOPE CHRISTERSON. Assistance à la production OBJECT & ANIMAL : MARLO RIMALOVSKI et MATTHEW RAMOS. Assistance au stylisme : BRODIE REARDON et KENNEDY SMITH. Assistance au décor : GIANFRANCO BELLO, LEA DOBROMIROV et TRINITY DAVISON.

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