À quelques jours de la sortie de Cavale, son septième album studio, Béatrice Martin, alias Coeur de pirate, est tendue. Non pas par l’excitation d’une nouvelle sortie, mais par le doute.
Pour l’artiste, la création de cet album a été une échappatoire, une pratique pour maîtriser son anxiété chronique. Ce qui l’inquiète est aujourd’hui aurait été accueilli par la plupart des artistes comme une bonne nouvelle. L’émission à succès The Summer I Turned Pretty a inclus dans l’épisode final de sa plus récente saison la chanson Corbeau, parue en 2008 sur son tout premier album, ce qui a causé une forte affluence vers son œuvre. Son premier succès commercial, Comme des enfants, jouit aussi d’un regain en popularité, grâce à une trend sur TikTok.
«Tout le monde est vraiment down avec le vieux matériel», dit l’artiste qui vient tout juste de souffler 36 bougies. «Mais là, on va sortir un album qui est vraiment différent. Je ne sais pas si cet album-là va juste un peu se fondre dans la masse... Je ne sais pas comment les gens vont le recevoir. Je suis un peu stressée. Mais je suis tellement contente de le présenter.»
Malgré une prolifique carrière de près de 20 ans qui l’a vu grandir sous les yeux du public, on sent que Cœur de pirate peine parfois à se rendre compte de son impact monumental. Difficile d’imaginer le paysage musical québécois des 15 dernières années sans elle et les portes qu’elle a ouvertes pour les artistes d’ici, tant par les ponts qu’elle a bâtis qu’à travers son travail avec sa maison de disques, Bravo Musique.
Malgré des millions de disques écoulés, une multitude de Félix et de prix de l’ADISQ, ainsi qu’une Victoire de la musique, Cœur de pirate continue de se remettre en question. «Je doute beaucoup plus de ce que je fais créativement qu'à une époque. Les insécurités ont changé de place.»
Lorsqu’elle arrive sur la scène à la fin des années 2000, Cœur de pirate est en quelque sorte un ovni. Une adolescente chétive, blonde et tatouée, plus à l’aise sur MySpace que devant des caméras télé, que l’on aurait mieux imaginée dans un groupe emo (elle en a eu un) qu’au Conservatoire de musique (elle y a été). En quelque sorte héritière de Pierre Lapointe et de la Chanson qu’il s’efforçait alors de remettre au goût du jour, son méga-hit Comme des enfants la catapulte dans le star-système québécois, un peu malgré elle.
Il faut se replonger dans le contexte d’une époque pré-Instagram. Si elle était déjà très adepte du micro-blogging qui en était à ses débuts, contrairement aux stars d’aujourd’hui, dont la popularité se mesure en temps réel, Béatrice Martin naviguait à vue, sans métriques pour réellement se rendre compte de son succès. La célébrité restait une chimère, tangible uniquement dans le regard des autres.
Mais dans les premières années des réseaux sociaux, Cœur de pirate devient vite une cible, autant pour les magazines à potins qui étalent ses frasques amoureuses que les trolls qui tentent de déterrer son passé.
«Il y a eu des affaires vraiment traumatisantes, extrêmement édifiantes. Il y a des choses que je vivais que tu mets n'importe quelle personne dans cette situation-là, c'est pas tout le monde qui s'en sort super bien», se souvient-elle de ses débuts. «Les gens étaient choqués de mon existence dès que je suis arrivée. Ils ne comprenaient pas ce que je faisais là, ils ne comprenaient pas pourquoi j'avais des tatouages, ils ne comprenaient pas pourquoi je faisais de la musique de même alors que je ressemblais à ça. La liste est longue…»
Ce baptême du feu est un vertige permanent : il n’y a pas de tiédeur dans la réception du public. «Je vivais des très, très gros high, puis des très, très gros low. J'avais tellement d'amour, mais j'avais tellement de haine aussi. J’étais même pas dans la vingtaine, j'avais genre 19 ans quand ça a commencé. J'essayais de naviguer à travers ça dans l'œil du public, mais j'étais juste une ado», dit Martin, elle-même aujourd’hui mère d’une jeune adolescente.
Mais les statistiques ne mentent pas; malgré les haters, Cœur de pirate devient rapidement l’un des plus grands exports musicaux québécois en plus d’une décennie. Son premier album éponyme atteint la certification or au Canada peu après sa sortie en 2008. Après sa sortie en France, au printemps 2009, il vend plus d’un demi-million de copies et obtient une certification Diamant.
Accumulant les spectacles, elle se met à écrire de nouvelles chansons en tournée pour bonifier ses sets. Elle entre en studio au hotel2tango en janvier 2011 pour y enregistrer Blonde, son deuxième opus, avec Howard Bilerman, connu pour son travail avec des artistes comme Leonard Cohen, Godspeed You! Black Emperor et Arcade Fire.
C’est, selon elle, une période avec moins de doutes créatifs. «Avant, j'étais genre, ‘Oh my God, my songs are so good’, mais j'avais peur de la perception des autres», dit la chanteuse.
«J'ai récemment réécouté Blonde. Ce n'est pas pour me lancer des fleurs, mais je ne peux pas croire que j'ai écrit cet album-là à 20 ans! Il y a une chanson qui s'appelle Danse et danse qui est super simple dans les paroles, mais d'avoir cette perception-là de la situation à cet âge-là… J'ai vraiment l'impression que j'étais vieille, en dedans, même si j’étais encore une ado, j’avais une perception des choses qui était super... Je ne peux pas croire que j'ai écrit ça à cet âge-là. Je ne serais jamais capable d'écrire ça aujourd'hui »
Efficace, nostalgique et plus pop que son prédécesseur, Blonde se vend à plus de 700 000 exemplaires et fait d’elle une réelle diva de la pop francophone, dans une industrie musicale qui se transforme à vue d'œil. Ces années formatrices apprennent à Cœur de pirate à naviguer contre vents et marées; des leçons qui seront particulièrement importantes pour la suite.
«Ça a fait comme un genre de petit séisme. J’étais complètement déboussolée.»
La genèse de Cavale ne commence pas dans un studio, mais dans un bureau. À l’été 2020, entre pandémie mondiale et mouvements sociaux de masse, tout s’écroule chez Dare to Care, le réputé label qui avait accueilli des artistes comme Malajube et We Are Wolves, et chez qui Cœur de pirate était signée depuis ses débuts.
Dans la foulée de la deuxième vague du mouvement #MeToo, l’artiste Bernard Adamus est visé par des allégations d’inconduite sexuelle et de violences conjugales, alors qu’Eli Bissonnette, patron de la maison de disques, est accusé d’avoir créé un environnement de travail toxique et d’avoir protégé Adamus. Lorsque Bissonnette quitte ses fonctions, c’est toute la structure de Dare to Care, mais aussi de leur compagnie-sœur Grosse Boîte, qui est mise en péril.
En août, la jeune maman entre en négociations avec Bissonnette afin de racheter le label, un accord qui sera scellé en janvier 2021, quelques mois avant qu’elle ne se fasse opérer les cordes vocales, après avoir été diagnostiquée avec un polype hémorragique.
«J'ai appris un peu sur le tas. Quand l'acquisition s'est passée, il y a eu plein de gens qui sont partis. La DG qui était là à la base est partie. Tout le monde est parti», se souvient Béatrice Martin des premiers moments de ce rachat. «J'ai dû apprendre comment gérer une crise. Déjà, il faut que tu parles aux artistes, parce que c'est le plus important. Il y en a qui sont partis. Il y en a qui sont restés.»
«Ça avait du sens que Béa reprenne ça. Après ça, on a créé une relation super nice, autant au niveau amical que professionnel», se souvient le musicien Gab Bouchard de cet appel avec sa nouvelle patronne, qui a rebaptisé l’entreprise Bravo.
À l’époque, Bouchard venait de sortir son premier album et tenait surtout à garder son équipe intacte. «Je suis pas un gars bien compliqué. Si tu me respectes et que je te respecte, c'est en masse. Après ça, ça peut juste grandir. C'est un respect mutuel, artistique et aussi business-wise, parce qu'on finit par faire les deux ensemble.»
Peu à peu, Martin et son équipe redémarrent la machine, ouvrent des bureaux sur le boulevard Saint-Laurent, annoncent de nouvelles signatures. Si elle se plaît dans son nouveau rôle, il n’empêche qu’elle reste avant tout une artiste, dont le devoir est de créer, plus que de gérer.
«Je ne pouvais plus être impliquée autant à 150 %, parce que j'ai arrêté de faire de la musique. J’ai complètement arrêté pendant deux ans, le temps de tout ça», explique Coeur de pirate, qui a accueilli un deuxième enfant dans la foulée de ces événements. «Puis à un moment donné, il a fallu que, pour le bien de tout le monde, je me remette à faire des chansons. Ça ne pouvait pas être moi qui m'occupe de tout ça. Il faut que ce soit l'équipe de direction, et moi, je suis là, je donne mon avis. Je suis sur le CA, mais plutôt comme propriétaire, et je fais aussi de la direction artistique. Mais ce n'est pas moi la PDG.»
Dans ce retour vers la musique aussi, Gab Bouchard aura été une bonne étoile pour Martin. «Je n'avais pas écrit pendant deux ans, et je pense qu'il fallait que je parle à quelqu'un qui allait me secouer un petit peu. Puis Gab, il m'a regardée et il a dit: ‘Qu’est-ce qui se passe, en ce moment, dans ta vie?’. Je lui ai dit que j'avais peur, que j’étais vraiment anxieuse, que je me sentais comme un puits vide. Il m’a simplement dit, ‘ben écris là-dessus’, et la première chanson qui est arrivée, c'était Laisse-moi pleurer.»
Cavale, explique-t-elle, c'est la fuite. C'est ce sentiment propre à l'anxiété qui vous convainc que vous avez fait quelque chose de grave. L'album devient une exploration de ce thème, une cartographie de ses luttes internes. Cela se reflète de manière parfois explicite, comme sur Pensées intrusives, où elle dit avoir «peur d’entendre, que ce que je chante ne leur va plus / J’ai peur d’apprendre, que mon temps est révolu».
Ailleurs sur l’album, c’est plus équivoque, comme sur Château de sable, écrite pour sa fille et qu’elle considère comme la chanson qui a été la plus difficile à écrire sur l’album. «Je voulais vraiment écrire une chanson qui explique c'est quoi la perception du parent qui voit son enfant devenir un ado, pour que finalement l'ado puisse entendre cette chanson-là et comprendre la perception du parent. J'ai de la misère à la chanter, parce que je trouve que c'est très près du cœur.»
Pour la coproduction de l’album, Martin a fait appel à son fidèle collaborateur Renaud Bastien, ainsi qu’à Nicolas Subrechicot, connu pour son travail avec l’artiste française Zaho de Sagazan. «Je trouvais qu'il avait une belle approche. Il joue de tout, et moi, j'ai besoin de ça. Je veux un réalisateur qui joue de tout et qui est vraiment à fond, qui est super musical», dit-elle de cette collaboration. «Parfois, il avait des propositions où j'étais comme ‘Hum, je suis pas sûre.’ Puis, finalement, il y avait une plus grande liberté. Avant, j'aurais été peut-être plus fermée. Maintenant, je suis plus en mode ‘Okay, ajoute un breakdown dans la toune. It’s fine.’»
Si elle est très fière de cet album et qu’elle a très hâte de pouvoir le partager avec le public, les doutes persistent. La dichotomie dans la vie de Béatrice Martin est que «Plus je vieillis, moins j'ai confiance en mon travail». Elle n'a plus peur de ce que les gens pensent d'elle, mais elle ne sait plus si ce qu'elle fait «est bon».
Évidemment, ce l’est.
Mais quand elle parle de ses débuts, c’est comme si elle regardait une autre artiste, une version d'elle-même plus instinctive et moins tourmentée par la peur de décevoir. C'est peut-être aussi pour ça qu'elle envisage que Cavale soit son dernier album de pop en bonne et due forme. «Peut-être qu’après, je ferais mon album de emo», dit-elle, en plaisantant à moitié. C’est son moyen, estime-t-elle, d’être certaine de ne pas rester enfermée dans un carré de sable.
«J'imagine que quand tu pognes autant qu'elle, c'est un peu freakant de ressortir un disque. Tu veux toujours qu'il soit meilleur que celui d’avant. Après ça, t'as de la pression, parce qu'il y a du monde qui attend après toi un peu», juge pour sa part Gab Bouchard. «Béa, c'est quelqu'un qui est authentique, et elle est tombée dans cette pression-là. Quand t'es un artiste qui écrit tes tounes, cette pression-là, ça peut décrisser ta confiance artistique.»
Si les doutes persistent, elle reconnaît néanmoins qu’elle sait faire la part des choses, et que c’est la nature du métier. «Honnêtement, je suis rendue à un stade où je me dis ‘advienne que pourra’. Parce que sinon, je vais me mettre à stresser et je ne veux pas vivre ça.»
Pour Béatrice Martin, l’artiste autant que l’humaine, ce besoin de ralentir quelque peu la cadence et d’apprendre à composer avec le stress et l’anxiété n’est pas qu’un choix artistique; c’est une question de santé.
Depuis quelques années, elle est aux prises avec divers problèmes de santé particulièrement accablants. Peu de temps avant notre première entrevue, cela l’a conduit à l’hôpital. «J'ai une maladie mystérieuse; ils ne savent pas encore c'est quoi. Pendant longtemps, les médecins m'ont dit que c'était de l'anxiété», explique la chanteuse. «J'ai fini avec une péricardite et une pleurite. Mon inflammation était dans le tapis, c’était vraiment mauvais. Maintenant, on me prend au sérieux.»
Heureusement, elle a depuis pu commencer des traitements et dit se porter mieux. Mais elle sait que c’est intimement lié au stress et que quelque chose d’aussi anodin que le manque de sommeil peut tout chambouler. «Il faut que je sois le plus zen possible».
Ce qui revient le plus souvent dans nos conversations, c’est à quel point elle est excitée de pouvoir remonter sur scène et de communier avec son public, de qui elle se sent indissociable. «Jj'ai vraiment grandi avec les gens, et je pense qu'il y a beaucoup de gens qui ont grandi avec moi», juge Coeur de pirate. «De savoir que les gens sont là depuis longtemps et que je les suis dans leur cycle de vie et que maintenant, ils ont des enfants, ça me touche énormément.»
Malgré la peur que son «temps soit révolu», évoquée sur Pensées intrusives, elle reste consciente du lien indéfectible qu’elle entretient avec son public. «Je sais que les gens vont venir, mais il y a toujours cette peur-là quand même. Avant les shows, je suis vraiment stressée», intime-t-elle. «Mais après, quand je me retrouve sur scène, tout disparaît et ça va super bien».
Il est vrai qu’en près de 20 ans de carrière, elle a su cumuler les fans au fil de ses projets, probablement grâce à cette authenticité désarmante. Touche-à-tout, elle a entre autres composé des musiques de jeux vidéo, de films et d’émissions. Elle a été juge et coach dans différentes émissions de musique, autant ici qu’en France. A écrit un livre pour enfants, et a même été la voix de Schtroumpfette.
Elle compte des stars internationales comme Halsey, qui reprend parfois Comme des enfants lors de ses concerts, parmi ses fans. Sans compter toute la légion d’artistes reconnaissants, d’un côté comme l’autre de l’Atlantique, qui lui doivent beaucoup d’opportunités.
L’artiste devenue mère de famille et cheffe d’entreprise, que l’on a pu voir évoluer sous nos yeux, est aujourd’hui pleinement consciente de son héritage. Si elle souhaitait au début offrir des morceaux pop calibrés pour la radio, elle mesure maintenant son succès différemment. Le but n’est plus autant de plaire que de rassembler, de faire perdurer ce lien.
Dans ce sens, Cavale n'est pas tant un risque qu'une offrande honnête à ce public qui a grandi avec elle. Cette connexion est devenue partie intégrante de son art, estime Cœur de pirate. «Mon existence est liée à ça. Je ne peux pas vivre sans eux.»
Direction créative et production: Collection
Photographe: Feng Ish
Stylisme: Kelly-Anne Panagakos
Assistante-stylisme: Cathy De Sa Quintas
Maquillage et cheveux: Juliette Morgane
Assistant maquillage et cheveux: Francis Bouchard
Merci à Bravo Musique, Holt Renfrew Ogilvy,Black Suede Studio, Coming Age et Marmo.